Interview d’Emmanuel Delhomme : Etre lecteur ou ne pas être

Interview d’Emmanuel Delhomme : Etre lecteur ou ne pas être

Le livre s'est refermé. Emmanuel Delhomme m'avait confié ses difficultés à pouvoir continuer son métier de libraire. Cela s'est malheureusement confirmé. En date du 28/02/14, le rideau est définitivement tombé. Je regretterais de ne plus voir ses étalages au loin, ses petits mots à l'adresse des lecteurs sur les livres, sa silhouette au pas de la porte. Il était le parrain des "Rencontres de Humanvibes", car il avait gentiment accepté d'être le premier à être interviewé quand l'aventure de Humanvibes débutait. Son interview du 18/11/13 n'en a plus que de valeur…

Merci, et bonne route Emmanuel.

Marc / Humanvibes – 01/03/14

 

Humanvibes.Monsieur Emmanuel Delhomme bonsoir, vous êtes libraire et locataire d’une librairie à Paris dans le 8è qui s’appelle Livre Sterling, dont je me permets de revenir sur le nom car on voit bien ici le jeu de mots. Est-ce qu’il y a une relation particulière avec les Anglo-Saxons pour l’avoir appelé ainsi ?

Emmanuel Delhomme. Non, non, pas du tout. On peut même dire que je ne parle pas anglais, je comprends deux mots, c’est un pur hasard. J’ai rencontré un jour un Anglais, un garçon qui avait plein d’idées, et qui aurait voulu prendre avec moi une petite surface dans ma librairie. Ce garçon était quelqu’un d’extrêmement rapide, c’est lui qui a créé les premiers «  Photos services », vous savez le développement photos en une heure. Il avait même créé un café du Beaujolais à la Défense, c’était vraiment quelqu’un qui allait vite dans sa tête. C’est lui aussi qui a lancé les publicités sur les taxis, sur les voitures,  vraiment quelqu’un de très novateur. Alors après une, puis deux rencontres avec lui, je me suis dit que si jamais il rentrait dans mon magasin il m’en ferait sortir aussi rapidement, il était plus astucieux, que moi, plus financier aussi. Donc en sortant du rendez-vous je me suis dit "Livre Sterling" c’est amusant, cela n’avait jamais été utilisé en tout cas pour une librairie, voilà j’ai déposé le nom. Et l’aventure pouvait commencer…

HV. Par contre ce n’est pas votre première librairie, il me semble que vous en aviez ouvert une dans les années soixante-dix vers la place de Clichy.

E.B. Exactement, j’ai travaillé dans une librairie, place de Clichy qui était la succession de Régine Desforges. Elle l’avait ouverte par l’intermédiaire de Jean-Jacques Pauvert qui lui avait gentiment prêté l’argent pour l’ouvrir. Elle s’appelait « l’Or du temps », et j’y ai travaillé pendant onze ans,c’est là que j’ ai appris mon métier, et puis je l’ai dirigé assez rapidement, et cela a été une très belle expérience.

HV. Et donc cela fait combien de temps que vous êtes dans cette librairie Livre Sterling ?

E.D. J’ai créé Livre Sterling le 10 Mai 1981, donc…

HV. Belle date !

E.D. Oui, belle date, on était tous les deux à rentrer chacun dans son petit palais, le mien plus modeste un 45-50m2, le sien un plus grand, j’ai fait plus de septennats qu’il n’en a fait lui. Il s’agit bien sûr de Monsieur François Mitterrand. Je rentre dans mon cinquième septennat…  

HV. Alors dernièrement vous avez mis une banderole au-dessus de votre librairie « libraire en colère », car vous êtes en colère contre le numérique avec ses liseuses, également en colère contre les éditeurs qui sortent de plus en plus de livres, mais je crois qu’il y a certaines choses sur lesquelles vous vouliez revenir à propos de la lecture et de son enseignement qui n’est peut-être pas aussi bien fait qu’il devrait l’être depuis des années.

E.D. Alors vos questions sont des réponses évidemment. C’est à dire que le grand problème aujourd’hui le 18 Novembre 2013 c’est la lecture. C’est à dire que c’est plus grave que tout ce qu’on peut imaginer, les gens ont de moins en moins envie de lire. C’est absolument clair et net lorsque vous en parlez avec des personnes d’un certain âge, quand je dis certain âge c’est à dire au-delà de cinquante ans, presque des sexagénaires, ceux-là sont acquis définitivement à la lecture, et lorsque l’on descend dans les âges de décade en décade, cela devient de plus en plus dramatique.

HV. A partir de quel âge ?

E.D. Dans mon quartier en tout cas, ceux que je vois tous les jours qui me navrent et qui me désespèrent, je les appelle mes trentenaires, et ceux-là c’est « tragicos », c’est vraiment le même costume, la même attitude, ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau ; c’est gris ; c’est terne ; ça n’a pas d’envergure ; ça n’a pas de dimension ; aucune exubérance, c’est sinistre à mourir, et je veux dire que ceux-là en tout cas, passant devant ma librairie ne s’arrêtent jamais, ne savent pas ce qu’est un livre. Alors…

HV. Pardon de vous interrompre, trentenaire ce n’est pas encore la génération internet ?

E.D. Vous savez l’arrivée des portables, l’efficacité de ces androïdes c’est quoi ? C’est cinq ans ? Depuis cinq ans, effectivement cela a pénétré, eux ils avaient vingt-cinq ans, ils commençaient  à travailler, ou à démarrer leurs petites affaires, cela correspond à l’arrivée des numériques, de ces appareils diaboliques qui sont dans leurs poches et qui ne les quittent plus, qu’ils arborent devant leurs copains, qu’ils posent sur une table, c’est pour eux le livre de tous les jours . C’est clair qu’ils n’ont jamais autant lu que sur leurs téléphones portables, et il ne s’agit pas de textes mais de messages qu’on leur envoie de Facebook ou autres.

HV . Le temps de lecture passe seulement par les consultations de ces messages et rien d’autre ?

E.D. Oui, il n’y a pas d’autres lectures que celle là. A la limite ce n’est que deux, trois petites unes, les petits flashs, les petits trucs de leurs copains, les chapeaux des articles qui vont paraître dans les journaux, mais cela s’arrête là, nous ne sommes plus en profondeur, mais dans la superficialité, dans l’immédiateté ou effectivement un livre est un objet anti-diluvien, un objet compliqué, un objet qui demande du silence, une forme de concentration, et cela, quelque part en sont-ils encore capables ?

HV. Nous sommes dans un quartier d’affaires, on peut imaginer que les personnes qui passent soient moins attentives aux livres exposés, sachant que nous sommes loin du quartier populaire que vous avez connu place de Clichy ?

E.D. Exactement, ici ce quartier n’a pas d’habitants, donc ce sont uniquement des gens qui y travaillent, principalement dans la finance, j’ai d’ailleurs une exception à la maison avec ma femme (avec laquelle  je vis depuis plus de quinze ans et dont je suis toujours aussi amoureux) qui vient de la banque, Bankers Trust et après Rothschild, elle est devenue libraire… Mais c’est vrai que la nouvelle génération de trentenaires – quand je dis trentenaires- ils peuvent avoir vingt-sept vingt-huit ans-et bien… ils ont du mal à empoigner un livre ou se balader avec.         

HV. Pour revenir à votre librairie, lorsque l’on y pénètre cela ne ressemble pas à une librairie, je pencherais plutôt vers un cabinet de curiosités !

ED. C’est gentil, c’est un compliment et je le prends comme tel ! Mais c’est vrai que j’ai toujours pensé qu’il fallait un petit peu surprendre ses clients, ne pas leur faire peur avec des livres et je pense que même là où je suis dans le cas le plus minimaliste, parce que j’ai beaucoup moins de livres que j’en avais auparavant, même cela quelque part ça leur fait peur. Et la curiosité, ce cabinet de curiosités dont vous employez le mot, posez la question autour de vous ! Combien de personnes savent encore ce que cela représente ? Avoir chez soi des objets, avoir une sorte de marotte, des collections, savoir parler d’un jouet, c’est moins évident aujourd’hui.

HV. Oui, vous avez des statues et des vieux jouets…

E.D. Donc ça c’est quelque chose qui les déroute parce qu’il n’y a pas d’explications logiques, est-ce que c’est une librairie, ou est-ce que c’est autre chose, et puis je ne suis pas sûr qu’ils se posent encore la question…Moi, je suis un peu amer devant le résultat des courses, devant leurs façons de procéder, devant leur absence de curiosité, ça c’est une chose qui me chagrine énormément. Ne plus être curieux, faire ce que tout le monde fait au même moment.

HV. Oui, tout le monde finit par être lisse…

E.D. Lisse, une sorte de martiens, des sortes de… pas de monstres, mais quand même c’est froid, c’est très froid. C’est à dire que ce que j’ai connu lorsque je suis arrivé à Paris il y a une quarantaine d’années où il y avait encore dans les rues une forme de légèreté et bien elle n’est plus là. Maintenant c’est un petit peu  grave, ce n’est pas joyeux, non ce n’est pas joyeux… 

HV. Alors ce n’est pas joyeux, mais est-ce dû au mot que tout le monde emploi à tort et à travers parfois, le mot crise ! Est-ce que la France n’est plus optimiste ?

E.D. Oui, certainement je pense que nous sommes le peuple le plus pessimiste du monde, malgré l’écrin que nous avons, car la France est certainement un des pays les plus beaux du monde. On peut parler de l’Italie et de la Toscane et plein d’autres endroits bien évidemment je ne suis pas sectaire, j’aime d’autres paysages, mais quand même ce pays a toutes les qualités du monde mais là en ce moment c’est vrai que l’on a un coup de blues absolument effrayant. Paris particulièrement, qui est une ville dure à vivre, qui est devenu extrêmement chère où les gens sont obligés de faire des impasses. Il y a trente, cinquante ans en arrière on pouvait avoir un peu de tout, maintenant on fait vraiment des  choix, on supprime, hop on supprime,  exactement comme les coupes budgétaires …

HV. C’est comme sur Internet, on clique, on sélectionne, on supprime…

E.D. C’est ça, on aime , on n’aime pas, on aime, on n’aime pas. Je pense que le livre est l’une des premières choses qui est supprimé. Encore une fois pour une certaine clientèle. Je voudrais  juste revenir  sur une petite chose, tout à l’heure quand vous avez parlé de l’enseignement à l’école où l’on ne transmettait pas. Vous savez il y a un cas : c’est Daniel Pennac. Ma fille a pratiqué son enseignement un certain temps lorsqu’il officiait à Saint-Germain  dans un cours privé, et il avait cette façon formidable de récompenser ses élèves en fin de semaine et de leur faire un condensé par exemple des « Possédés » de Dostoïevski, boum comme ça ! Et en une heure il racontait l’histoire. Dans sa classe les mouches volaient, plus personne ne parlait. Les enfants adorent les histoires quel que soit leur âge, et ça c’était extraordinaire ! 

Et lui confessait que quelquefois, quelques années plus tard, le lycéen avait dans sa poche le livre en questions parce qu’il voulait vraiment le lire, l’appréhender, le posséder et aller plus loin avec çà. Donc vous voyez c’est aussi une façon de leur mettre l’eau à la bouche, c’est peut-être une manière de faire différente, moi je n’ai rien contre les enseignants, il y a plein de gens formidables dans cette profession, mais là aussi quelquefois cette bureaucratie…Imaginez ma fille à l’école communale qui n’est pas très loin d’ici, à la récréation, oh c’est une enfant un peu timide, qui voulait aller à la bibliothèque entre midi et deux heures après la cantine et bien c’était impossible parce qu’il n’y avait pas assez de surveillants. Alors je leur avais dit de descendre une petite table pour permettre à ceux qui ne sont pas des bagarreurs, qui sont des rêveurs, de pouvoir lire tout en étant surveillés.Cela n’a jamais été suivi d’effets. Et moi je pense que le livre doit être travailler en permanence, vous devez le voir autour de vous, les enfants qui lisent encore c’est certainement parce que les parents lisent aussi et donnent l’exemple. Ils voient surtout le bonheur que ça crée autour d’eux…

HV. Il faut mettre des livres dans les mains des nouveaux nés…

E.D. Oui tout de suite, il faut parler avec eux,  raconter des histoires, amorcer la pompe, les faire saliver, leur faire découvrir des textes, expliquer des mots, je ne sais pas mais tout çà ce sont les mots. Qu‘est-ce qu’il y a de plus beau que le langage avec un enfant ?  D’abord  ils ont des idées bien  différentes des nôtres et puis, ils ont un vocabulaire qui leur est particulier, il y a de nouveaux mots, du verlan, il y a plein de langageS différents et çà c’est formidable c’est une matière vive qu’il faut entretenir et plus il y a des mots, mieux on se comprend parce que moins il n’y en a plus on se tape dessus.

HV. Les mots, cela me fait penser au livre ou les mots se rebellent, ce n’est pas Daniel Pennac ?

E.D. Ce n’est pas Orsenna ?

HV. Oui c’est cela !

E.V. Oui, Erik Orsenna est un monsieur qui défend furieusement la lecture, qui lui-même est un gourmand, un gourmet, qui lit comme un fou, la qualité de l’homme vient certainement de çà. Les mots… Je ne vais pas reparler de ma femme vous allez penser que c’est obsessionnel et çà l’est, mais c’est quelqu’un qui adore les mots à tel point qu’elle a abandonné un peu son métier de libraire pour reprendre des études en devenant psychologue clinicienne parce qu’elle aime les mots, Freud, Lacan, même si c’est difficile de tout comprendre, mais c’est formidable les mots, les lapsus, et tout çà vient des livres.

HV. Alors je reviens à propos d’une phrase qui est l’ADN de notre site Humanvibes : «Vous êtes votre seul atout, pour réussir vous devez changer » Qu’est-ce que cela vous inspire ?

E.D. Je pense entre guillemet que la révolution est là, c’est-à-dire qu’elle fermente, qu’elle est en chacun de nous. Il faut qu’un jour cela sorte, il faut que quelque chose de nouveau arrive. En regardant le paysage autour de nous, c’est drôlement bouché, on ne voit rien venir et aucun futurologue ne peut annoncer ce qui va se passer demain. Je pense qu’avec ces réseaux sociaux et ces échanges différents quelque chose doit arriver un jour ou l’autre auquel on ne s’attend pas… Notre révolution arabe, notre printemps Français…

HV. Printemps littéraire !

E.D. Oui pourquoi pas ! Que la révolution passe par les mots, ce serait bien.

HV. Vous faites des critiques des livres que vous lisez, combien en lisez-vous dans l’année ?

E.D. Oh, c’est inégal ! Mon record au service militaire est de cent quatre vingt sept livres dans l’année. Et autrement c’est de l’ordre de deux-trois livres par semaine, une dizaine de livres par mois quand tout va bien.

HV. Bien, je voulais vous dire que vous êtes la première personne qui est interviewée par Humanvibes, et donc je vous annonce que vous êtes le parrain de la rubrique «Les rencontres de Humanvibes ».

E.D. J’en suis très flatté !

HV. Oui, nous sommes vraiment très heureux d’avoir pu vous interroger. Une dernière chose que vous vouliez ajouter peut-être ?

E.D. Oui, c’est à propos des commentaires sur les livres, c’est vrai que ce quartier est particulier, que les gens qui passent sont des étoiles filantes, et pour les arrêter l'idée était de mettre des petits mots sur les livres, ce que je fais depuis 32 ans…

HV. Vous étiez un des précurseurs parce qu’à la FNAC ils s’y sont mis aussi !

E.D. Oui, parmi les premiers, tout le monde a mis ses petits coups de cœur, c’est un mot que je n’aime pas beaucoup d’ailleurs, il s’agit d’expliquer pourquoi ce livre est plus digne d’intérêt qu’un autre, çà c’est quelque chose que j’ai toujours aimé faire et puis finalement cela a bien fonctionné. En insistant, une petite librairie comme la mienne peut vendre mille fois, deux mille fois, trois mille fois le même livre parce que j’ai gardé ce livre pendant des années, et que je faisais fi de la nouveauté à savoir qu’un bon livre est un bon livre tout le temps, il n’est pas question qu’il soit nouveau, il peut-être aussi plus ancien et être toujours aussi formidable. Et c’est comme du bon vin, les grands textes résistent au temps,  et sont toujours aussi remarquables des années durant.

HV. En plus de cela, vous avez une superbe écriture, je dis çà parce que j’écris très très mal !

E.D. Non mais je m’applique, parce que lorsque je me laisse aller, je suis peut-être un peu comme vous je n’écris pas très bien.

 

Propos recueillis par Humanvibes le 18/11/13

 

Dédicace d'Emmanuel Delhomme pour Humanvibes sur son livre "Un libraire en colère" aux éditions l'Editeur "Un lundi bien sombre du mois de Novembre, les mots toujours les maux et le plaisir de lire."18/11/13.

Emmanuel Delhomme-librairie Livre Sterling, 49 Bis Avenue Franklin Delano Roosevelt, 75008 PARIS

 

Marc / Humanvibes

 

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