Le « Créalisme » de Luis De Miranda (part. 2)

Le « Créalisme » de Luis De Miranda (part. 2)

Vous avez ainsi donné naissance à un mouvement baptisé "le créalisme" et rédigé en 2007 un manifeste du créalisme traduit en plusieurs langues. Depuis vous êtes régulièrement invité à l'étranger pour donner des conférences, notamment en Tunisie ou en Islande. Ne craignez-vous pas une dérive sectaire ?

(Rires) Il n'y a rien d'occulte ou de caché dans le créalisme : c'est un état d'esprit que j'ai notamment analysé dans mon livre L'art d'être libres au temps des automates et dans mon dernier roman, Qui a tué le poète ? Le monde dans lequel nous vivons est l'actualisation par la connaissance et l'action de certaines de ses infinies possibilités. Il y a toujours d'autres possibles, plus justes peut-être, plus intenses, qu'il ne tient qu'à nous de faire affleurer en artistes de l'existence, en compositeurs des organisations. Face à la progression de l'ère numérique, et du numérisme en général, qui transforme tout en chiffres, en statistiques, en prévisions, en courant binaire, le créalisme constitue un antidote poétique aux impasses du capitalisme (au sens grec de création autant qu'au sens français de délicatesse).

Le comportement créaliste révèle le monde en tant qu'il est notre cocréation commune incessante et novatrice, en complicité avec la Vie, ce flux que je nomme le Créel pour bien l'opposer au Réel. Etre créaliste c'est tailler dans le Créel, ce réel en devenir qui n'est jamais figé en soi. C'est mettre en œuvre notre capacité à favoriser le déploiement d'espaces d'existence libérateurs d'harmonie, de beauté, d'amour, d'aventure, d'improvisation et de novation. Etre créaliste, c'est désirer construire sa réalité plutôt que de s'adapter à la réalité des autres.

Vous avez fondé le "C.R.E.E.L.", Centre de Recherche pour l'Émergence d'une Existence Libre. Est-il proche des valeurs de liberté de 68 ?

Le C.R.É.E.L. est une association à valeur encore symbolique, qui doit avoir quelques dizaines d'euros sur son compte bancaire, ce qui pour une secte est bien maigre (rires). Oui, je ne suis pas anti-68. Il s'agit, comme le voulait l'esprit de l'époque, de structurer sa vie et ses choix de vie de manière la plus autonome possible, d'expérimenter des codes divers dans les rapports humains et les modes de production. Mais je ne crois pas à la fuite à la campagne façon Larzac, ni au romantisme hypercritique façon Tarnac. Le créalisme est dans le monde, il le transforme de l'intérieur, il est pragmatique.

J'ai fait HEC parallèlement à mes études de philosophie pour mieux saisir mon époque et éviter de sombrer dans les considérations abstraites et les fausses idées du monde, comme beaucoup d'universitaires. Puis j'ai cocréé, avec quelques hommes et femmes partageant mon idée de la culture, un écosystème idéologique ouvert, un dispositif critique non propagandiste, un laboratoire de pensées, un haut-parleur d'expériences : les Editions Max Milo, dont je suis le directeur éditorial et l'un des actionnaires. J'ai donc appliqué une devise marxiste : pour changer le monde, il faut avoir prise sur les forces de production.

Mais je ne suis ni communiste (comment peut-on encore adopter cette étiquette sans insulter l'Histoire ?), ni à strictement parler capitaliste, même si pour l'instant, par pragmatisme, je dois jouer au minimum les règles du jeu. Je crois plutôt à un spiritualisme dialectique : les idées, à force de persévérance, peuvent transformer la réalité. Dans le capitalisme, on place la plus value et le profit financier au centre de l'action, du désir et de la motivation. Dans le créalisme, on place au centre de l'action la liberté créatrice, le sens de la justice, l'écoute des différences et la cohérence avec son esthétique personnelle.

Un esprit créaliste est capable de renoncer aux sirènes de l'argent ou du pouvoir lorsque cela met en cause son intégrité. Le créalisme n'est qu'un mot-valise contagieux qui transporte une tendance qui a toujours existé chez les dominants mais se démocratise aujourd'hui. Le monde est aujourd'hui dans un moment créaliste historique : la vieille distinction entre l'individu et le collectif est transcendée par la volonté de plus en plus collective d'être acteur de ce monde et de s'y réjouir en profondeur, corps et âme.

Cela veut dire selon vous que c'est gagné ? Que nous allons tous devenir des créalistes ?

Notre monde reste encore lourdement réaliste et mimétique. Les risques de totalitarisme et de peur face aux responsabilités qui nous incombent sont encore immenses. J'ai été invité début avril à donner une conférence à Carthage à partir de mon livre, L'art d'être libres au temps des automates, dont j'ai distribué gracieusement une centaine d'exemplaires. J'ai senti les Tunisiens empêtrés entre le néo-libéralisme et la montée de l'islamisme – beaucoup d'entre eux restent sceptiques face à ces deux tendances. Ils sentent une possibilité hypothétique de réinventer leur société en faisant confiance à des propositions audacieuses, mais subsistent encore beaucoup d'inerties, de nombreuses dissensions, des paranoïas entre groupuscules divers.

Comme dans toutes les révolutions, il y a une quantité anarchique de petits partis qui a émergé ces derniers mois, démontrant une fois de plus que la principale difficulté pour les idéaux c'est de faire groupe, d'organiser le rêve. C'est encore plus criant en France, où nous sommes en plein désenchantement face aux partis politiques. À juste titre, car la seule logique du parti politique, telle qu'on la connaît, est impuissante à satisfaire nos idéaux globaux, qui ne concernent pas que les salaires ou la sécurité. Aujourd'hui nous sommes face à une véritable difficulté à entrer dans une logique collective autre que celle des loisirs.

Se mobiliser collectivement sur des idées reste complexe, notamment parce que notre individualisme actuel encourage "l'opinionisme" plutôt que la connaissance, c'est-à-dire un système dans lequel chacun se contente de défendre son point de vue partiel plutôt que d'agir. Cela donne des conversations de café passionnantes, beaucoup de Gnagnagna – j'ai d'ailleurs écrit un texte drolatique sur cette tendance dans mon livre Peut-on jouir du capitalisme ? Mais il y a une vraie difficulté à structurer l'action, sans doute entretenue par le consumérisme, qui favorise l'ego trip, c'est-à-dire une fausse affirmation de soi. En chacun de nous vit un conformiste et un rebelle.

 

Comment devenir créaliste ?

Pour y arriver, il nous faut nous lancer dans l'aventure de changer pas mal d'approches sur beaucoup de sujets. Ainsi du travail. Il ne faudrait plus employer ce terme, qui vient du latin "tripalium", une racine qui comme chacun le sait renvoie à la torture. Picasso disait : "Les humains ont inventé le travail pour pouvoir fabriquer des réveils". Une conception du travail liée à la souffrance nous rend automates. Nous devrions, à une échelle globale, remplacer le verbe travailler par "œuvrer", dans le sens où chacun prendrait soin de ce qu'il fait et pourrait y consacrer le temps nécessaire, dans un souci de générosité, d'artisanat, d'esthétique, d'invention plutôt que de rentabilité et de panique. Or notre logique financière, notre course au profit, nos compétitions absurdes et aveugles nous rendent cet horizon pour l'instant impossible. Pourtant, nombre d'initiatives entrepreneuriales, plus créalistes dans leur esprit et leurs méthodes, prennent corps au sein même du monde capitaliste, et elles fonctionnent. Les médias devraient en parler davantage.

Car le véritable levier qui pourrait accélérer cet esprit collectif de renaissance et d'émancipation, ce sont les médias. Le mimétisme médiatique actuel, basé encore trop souvent sur la panique, le spectacle et un réalisme gris, est castrateur. Ce qui sature l'actualité telle qu'on nous l'impose, ce n'est pas assez l'évènement social réel mais trop souvent une agitation autour de problèmes irréels orchestrés de telle manière qu'ils prennent une importance réelle. J'aimerais découvrir davantage dans la presse ce qui chaque jour évolue et change dans la société civile. Les journalistes devraient être les sentinelles de l'audace, les témoins de l'expérimentation sociale. Comment certains tentent de s'organiser autrement, comment certains mettent en place des codes alternatifs qui font ou non évoluer ce que c'est que d'être humain. Comment une société se réinvente, c'est cela aussi l'actualité, et non seulement ce catastrophisme mimétique aux allures de volcan islandais ou de réforme gouvernementale du code de la route.

Quant à l'image que les médias donnent de la culture contemporaine, c'est trop souvent scandaleux. Ce que l'on présente à la masse en guise de pseudo-actualité culturelle est le produit de la standardisation la plus bornée et d'une volonté de recouvrir à tout prix l'originalité, qui demande du temps à être assimilée. Les critiques littéraires, par exemple, favorisent les plats réchauffés, la médiocrité rassurante, le snobisme creux ou le copinage. C'est mortifère : comme si on mangeait des aliments avariés, le cerveau à terme ne fonctionne plus. « Braindead », dit-on dans les films d'horreur. J'accuse beaucoup de journalistes culturels d'être complices de la zombification des esprits. Or la culture est un enjeu essentiel pour construire un monde plus vivant.

Quant à Frédéric Mitterrand défendant Skyrock au nom de la « pluralité des expressions », c'est risible et effrayant à la fois. Le paysage culturel français est en crise, mais pas parce que Skyrock aurait pu disparaître. La crise spirituelle que nous vivons est notamment le produit d'un consensus anti-intellectuel qui occulte la connaissance, l'effort mental et les concepts, sous prétexte que les Français seraient trop bêtes pour ce qu'il y a de meilleur. Il y a une Lady-Gagatisation de la culture à l'échelle internationale, mais la France a le devoir historique de donner l'exemple. Elle ne peut se contenter d'être la nation du luxe uniquement en matière de mode vestimentaire. Le luxe est cette invention de l'esprit, cette passion de l'inutile qui a engendré les mathématiques et la poésie. Sur ce point, j'appelle à une véritable prise de conscience nationale, car il y a urgence. N'oublions jamais que la créativité, la connaissance et la pensée – ou leurs lacunes – sont au cœur de notre production de la réalité.

 

Source Propos recueillis par Sophie Péters | 30/05/2011 La Tribune

http://www.latribune.fr/blogs/mieux-dans-mon-job/accueil.html

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