Alphabet
Bruit d’une horloge…
Un homme est allongé au sol et regarde le plafond, bras le long du corps. Il soupire
– Je suis dans l’impasse, cela me hantera jusqu’à ce que je trépasse, je suis dans l’impasse.
(Il se lève, l’oeil hagard, frotte ses vêtements) – J’étais au café la semaine dernière, je lisais mon journal quotidien. Je ne lis jamais tout. Lorsque je l’achète au kiosque à journaux, je retire systématiquement les pages sportives, les pages de jeux, les pages d’économie, les pages de faits-divers, les pages de petites annonces. (Il marque un temps) – Les pages, les pages, les pages… toutes ces pages…(il s’arrête un moment)
– Je ne garde que les pages littéraires qui sont pour moi une bouffée d’air frais, stimulant l’espèce de matière grise qui me sert de cerveau. Je passe beaucoup de temps, chaque jour, à disséquer les quelques pages de littérature encore présentes, dans ce marasme de malheur et d’incertitude. (bruit de l'horloge)
– C’est alors que je tombe sur un article d’un journaliste parlant des origines de l’alphabet. Il expliquait l’importance de l’ordre des lettres et de son organisation. (Il s’arrête un temps) – L’importance de son organisation ! C’est à ce moment là que j’ai arrêté de lire, j’ai déposé le journal sur le comptoir. (Un temps) – La pire chose que je redoutais était arrivée : même les pages de littérature sont contaminées, je ne peux plus rien espérer. Quelle est cette manie, depuis des millénaires, à vouloir toujours tout contrôler, tout ranger dans des cases distinctes ? Pourquoi cet alphabet ?
(D’une voix calme) – Pourquoi la lettre A est-elle avant la lettre B ? (Hausse le ton) – Pourquoi A est-il placé avant B ? (Il explose) Pourquoi A avant B ? (Il se met à délirer en faisant de grands gestes et en sautant à pied-joint de part et d’autre de son salon A-B)
– B-A, A-B-B-A, ABABABABABABABA ! (bruit du coucou, l'homme s’arrête).
(Voix redevenue normale, il semble se contenir) – Lorsque j’étais enfant, on me le répétait sans cesse : « A-B-C-D-E-F-G, le A avant le B, le D après le C, gare aux étourderies mes enfants ! Les professeurs nous faisaient répéter inlassablement l’alphabet en rythme et d’un ton monocorde, nous faisant recommencer chaque fois qu’un élève se trompait; cela finissait par en devenir une corvée. (il marque un temps) – Une corvée ? (Il se tape le front avec sa main) – Cela ne devrait-il pas être un plaisir de déclamer les lettres ? Réfléchissons… Les lettres…(pause)
– Les lettres ne forment-elles pas les mots qui forment les phrases qui forment les chefs d’œuvre ? Ne représentent-elles pas un joyau inestimable et indispensable en ce monde ? Alors pourquoi tant de restrictions ? (bruit du coucou)
– J’ai souvent entendu cette phrase : "La rigueur est la clé de la réussite." La rigueur serait donc un moteur à notre apprentissage ? Mais ne serait-elle pas plutôt un frein, un obstacle à notre cheminement spirituel ? Ne faut-il pas plutôt laisser vagabonder notre esprit afin qu’il puisse se nourrir deçà delà de connaissances que nous avons emmagasinées formant notre être spirituel unique, sans passer par toutes ces règles et contraintes qui gênent notre réflexion ? (bruit du coucou).
– Pourquoi y aurait il des règles à la littérature ? Pourquoi le A, pourquoi le B ? Je pourrais sans doute poser la question à des spécialistes. (Il réfléchit quelques secondes) – Non. Ce serait inutile. On me répondrait que tout ceci est dans l’ordre des choses et qu’il ne faut pas poser de questions. Mais pourquoi y a-t-il cet ordre justement, pourquoi ces règles, ces restrictions, ces interdits ? Je veux pouvoir inventer et déclamer mon propre langage, avec ma propre logique ! Voyons voir…(Il tourne en rond plusieurs fois dans son salon, s’arrête, se gratte la tête, refait un tour l’air pensif) – Cataplasmité de lésination ! B-A-G-C-E-V ! L-G-E-O-C-K ! Ça sonne bien non ? dit-il en regardant le carillon.
– Désormais c’est décidé, je ne me ferai plus régir par ces interdits qui me gâchent la vie. Il n’y a plus de règles, plus de lois, le A, le B, le C, le D, faites donc ce qu’il vous plaît en toute liberté !
Il ferme les yeux.
(bruit de l'horloge)
Marylou / Humanvibes