Interview de Belinda Cannone: À la recherche du mot manquant (1/2)

Interview de Belinda Cannone: À la recherche du mot manquant (1/2)
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                                                       Interview de Belinda Cannone: À la recherche du mot manquant (1/2)

 

Interview de Belinda Cannone: À la recherche du mot manquant (1/2)

Belinda Cannone –  21 avril 2016 Paris –  Photo Philippe Dobrowolska

 

Madame Belinda Cannone bonjour !

Bonjour…

Vous êtes romancière et essayiste, maître de conférences à l’université de Caen Normandie depuis 1998. Je suis tombé par hasard sur une émission de France-Inter dans laquelle vous évoquiez votre ouvrage qui s’intitule Dictionnaire des mots manquants en collaboration avec Christian Doumet. Votre livre m’a vraiment interpellé, ce qui fait que dans un premier temps je l’ai donc lu, et j’ai ensuite émis le souhait auprès de votre éditeur "Editions Thierry Marchaisse" de vous rencontrer. Je vous remercie donc d’avoir accepté, et avant d’évoquer le livre, pourriez-vous vous décrire avec un mot qui n’existe pas ?

 Me décrire moi ??

Oui, un mot qui vous passerait par la tête, comme ça…

C’est une demande paradoxale… Parce que s’il n’existe pas, je pourrais le trouver où ?

Bah… Justement essayons d’en trouver un…

C’est trop difficile ça ! Vous me demandez d’inventer un mot qui n’existe pas, en plus pour parler de moi… Quel aspect de moi, quelle dimension ? C’est trop ! Ce n’est pas une question à laquelle on peut répondre à brûle-pourpoint…

Et bien ok… Alors pourquoi avoir fait écrire ce dictionnaire, était-ce pour montrer au grand public la difficulté parfois de mettre des mots sur ses idées ?

Oui et non… Comme nous l’avons expliqué dans la préface, l’idée du dictionnaire m’est venue quand j’ai réalisé un jour qu’il manquait un mot qui aurait dû, pourtant, absolument exister. Ce mot était celui qui désignerait un parent qui a perdu son enfant. L’enfant qui a perdu ses parents est un orphelin, mais pour le contraire il n’existe pas de mot… C’est un manque d’autant plus flagrant et extraordinaire que c’est une situation très courante dans l’histoire de l’humanité. Nous connaissons tous aussi Marie, qui a perdu son fils, épisode de la vie du Christ que les peintres et les sculpteurs ont constamment mis en scène. Il aurait dû vraiment exister un mot pour décrire cette situation, et il n’y en a pas !

                                                                        « Il était amusant d’aller voir les écrivains et de leur dire :  

                                                                                   et vous, qu’est-ce qu’il vous manque ? »                                                

 C’est un manque tellement étrange qu’il m’a laissée rêveuse. Et je me suis dit qu’il y avait bien d’autres mots qui manquaient, et effectivement dans la pratique d’un écrivain, il arrive que nous passions beaucoup de temps à chercher le bon mot, parfois, souvent on le trouve, ou bien on a recours à des périphrases pour s’en sortir. Mais j’ai réalisé un jour qu’il serait passionnant d’aller interroger les écrivains, que chacun, en fonction de son imaginaire, de sa sensibilité, de son univers intellectuel, devait éprouver des manques à des endroits qui lui étaient particuliers.  Mieux : les mots manquants devaient être révélateurs de l’univers de chaque écrivain. Il était amusant d’aller voir les écrivains et de leur dire : et vous, qu’est-ce qu’il vous manque ? Vous avez vu que moi-même j’en ai écrit trois, et bien sûr ce sont des mots à moi, je veux dire que c’est vraiment mon imaginaire, mon problème d’écrivain qui est révélé par ces mots là… L’enjeu était d’abord de fabriquer une liste bizarre, une liste des manques, alors que d’habitude nous avons des listes de choses qui existent…

Mais est-ce que l’on est toujours obligé de mettre des mots sur ce que l’on ressent ? Les écrivains ne sont-ils pas comme des artistes qui feraient de la peinture où parfois on retrouve un côté abstrait qui laisserait au lecteur le soin d’imaginer ?       

Un écrivain est sensé précisément aller mettre des mots là où il n’y en a pas, sinon à quoi bon ? sinon il répète. A moins que ce soit un écrivain grand public, ou un mauvais écrivain qui fabrique sans cesse des clichés, ou des choses que l’on sait déjà. Normalement le travail des écrivains est d’aller prospecter dans des endroits qui n’ont pas encore été mis en mots – j’ai toute une théorie là-dessus, je dis qu’il s’agit de révéler les " secrets communs". Je crois qu’un écrivain est toujours un "écrivain public", au sens où il met des mots sur des notions, des émotions, des sentiments, des situations, qui n’ont pas encore été formulés mais qu’on connaît tous. Je vous donne au moins un exemple. J’ai écrit un livre sur ce que j’ai nommé  "le sentiment d’imposture", qui est le fait de ne pas se sentir légitime à la place qu’on occupe.

                                                                          « Ce sentiment de ne pas être à sa place est une sorte de chimère ! »

Par exemple, vous êtes à cette place, vous êtes devenu journaliste littéraire et vous vous dites : Mince, est-ce que je devrais être là moi ? Est-ce que je suis bien la bonne personne pour faire cette interview etc. Bref, ce sentiment de ne pas être à sa place, c’est une sorte de chimère ! Si on occupe cette place, c’est qu’on devait y être, voilà tout, mais c’est une chimère très très répandue. Moi-même j’ai éprouvé abondamment ce sentiment ; plus jeune, dans un certain type de situations, je me disais qu’ils allaient s’apercevoir qu’ils s’étaient trompés, que ce n’était pas possible, je n’étais pas la bonne personne… bref. Ce sentiment d’imposture n’avait pas encore été formulé, personne ne l’avait décrit ou du moins il l’était parfois de façon confuse, dans des livres, dans des films, mais personne ne l’avait isolé et analysé en détails, puis nommé. Lorsque j’ai publié ce livre, des lecteurs m’ont remerciée en me disant C’est incroyable vous parlez de moi, vous l’avez écrit pour moi, et vous avez mis des mots là où il n’y en avait pas ! Donc j’ai fait ce petit détour pour vous montrer que là, j’ai rempli mon job.

                                                              « Pour moi l’écrivain c’est celui qui a la tâche d’aller mettre des mots

                                                                             sur des choses que tout le monde vit sans mot. » 

Oui, et il y a un petit côté thérapie ?

Oui, en l’occurrence il y a une dimension thérapeutique dans ce livre ; parce qu’une fois arrivé à la fin le lecteur se sent beaucoup mieux ! Il se dit : ah bon je ne suis pas seul(e) à éprouver cela ? Car le sentiment d’imposture est un sentiment commun, et probablement pas si négatif que cela. Un côté thérapie oui, le mot est peut-être un peu fort mais au fond on est soulagé d’identifier ce qui nous préoccupait… Pour moi l’écrivain est celui qui a la tâche de mettre des mots sur des choses que tout le monde vit sans mots. Je crois vraiment que c’est à cela que sert un écrivain.

Comment avez-vous procédé pour dresser votre liste d’écrivains à contacter pour le Dictionnaire des mots manquants ?

Eh bien ce sont des amis ou des écrivains que nous admirons.

Et tout le monde a répondu favorablement ?

Non… Non…

Je ne vous demande pas de noms !

Non, il y a eu des refus soit parce qu’ils n’avaient pas le temps, soit que cela ne les inspirait pas, car tout le monde n’avait pas l’idée d’un mot manquant…

Alors vous verrez, à la fin de cette interview, que je me suis plié à l’exercice moi aussi, et j’ai trouvé un mot manquant ! Et je serai heureux de vous en faire part en exclusivité !

Ah ! C’est bien !

J’ai remarqué que dans les textes de ces auteurs, le thème de l’amour revient fréquemment…

Oui, c’est extraordinaire…

En ce qui vous concerne, sur vos trois textes, deux parlent du sentiment amoureux, et d’une façon générale il est assez amusant de voir que dans ce dictionnaire, c’est ce thème qui prime !

Oui, c’est fascinant ! Mais vous savez, ces dernières années j’ai beaucoup travaillé sur cette question de l’amour. J’ai écrit Le baiser peut-être, et même La tentation de Pénélope dont le sujet est le féminisme et qui tient compte de cette dimension de l’amour. Mon dernier livre est un roman d’amour, chose que je n’avais jamais faite, c’est vous dire que ces derniers temps j’ai vraiment réfléchi sur la question du couple, de l’amour, de la conjugalité, le désir etc. Je pense que c’est une question centrale pour tout le monde, mais cela ne fait pas sérieux. Et donc si on demande aux gens ce qui leur importe dans la vie, vous aurez des tas de choses comme la finance, le travail, les enfants, mais pas l’amour !

 

                                   « Pourquoi écrit-on tant de romans d’amour et tant de chansons d’amour depuis toujours ?

                                                                       c’est bien que cela doit nous importer un peu quand même… »

 

Il y a peut-être une forme de pudeur ?

Oui, et puis on déconsidère cette question, comme si elle n’était pas sérieuse. Alors qu’en réalité, pour chacun de nous, l’amour est, je ne dirais pas la seule raison de vivre, ou l’horizon de toute existence, mais une fondation capitale. Du reste, quand on n’est pas heureux en amour, chacun l’a éprouvé à un moment ou un autre, la vie est beaucoup plus difficile. Alors que quand on l’est, on peut penser à autre chose et se construire.

On le voit bien avec les sites de rencontres qui remportent un succès grandissant !

Oui, et pourquoi écrit-on tant de romans d’amour et tant de chansons d’amour depuis toujours ? C’est bien que cela doit nous importer un peu quand même… Pour en revenir au Dictionnaire des mots manquants, il y a un mot qui revient à cinq reprises, ce qui, je dois dire, ne m’a étonnée qu’à moitié. Ce mot manquant, qui est traité par des hommes comme des femmes et de tous les âges, désignerait l’être qui a ce nouveau statut auprès de nous : celui d’ancien amour mais qui ne nous est pourtant pas devenu indifférent, ou hostile, quelqu’un dont on peut dire qu’on l’aime toujours, mais autrement…

L’ex !

Oui, mais dont le statut particulier serait d’être encore aimé, mais pas amoureusement. Cela révèle quelque chose de très intéressant sur le couple contemporain. Il y a de plus en plus de séparations, presque autant que de mariages, mais se fait jour une nouvelle manière de concevoir et d’accepter la séparation, qui fait qu’on peut continuer à aimer celui avec qui on ne vit plus ou avec qui on n’est plus dans la conjugalité. Ça, c’est quand même très récent ! Quarante ans plus tôt, rien ne se passait comme cela : on se quittait la plupart du temps fâchés et la séparation était vécue comme un drame. Aujourd’hui, ce n’est plus ce régime qui prévaut dans la séparation et ce lien nouveau a inspiré cinq auteurs différents – incroyable non ? Bien sûr, « orphelin d’enfant » apparaît deux fois, mais je l’avais donné comme exemple et modèle du mot manquant.

                                                                                    « Je cherche à pratiquer ce que j’appelle

                                                                                                     une écriture du doute »

 Je voudrais maintenant évoquer votre style d’écriture. J’ai remarqué, dans vos textes et dans les mails que nous avons échangés, que vous utilisiez très souvent la parenthèse. Je vais peut-être dire une bêtise, mais est-ce pour repréciser votre pensée ?

Bien observé ! C’est, la plupart du temps, une manière d’apporter de la nuance. J’affirme quelque chose, puis je la modifie très légèrement, ou je la complète. Vous savez ces questions de style doivent dire quelque chose de très profond sur le fonctionnement de la psyché de l’auteur. En même temps, j’y vois ma préoccupation musicale…

Oui, mais c’est comme si vous chuchotiez à l’oreille, que vous rentriez dans l’intimité de la personne…

Oui c’est juste, c’est très juste… c’est exactement cela… C'est-à-dire que je veux entraîner le lecteur avec moi dans le mouvement de ma pensée, or comme je ne suis pas un robot, elle ne fonctionne pas de façon linéaire… Elle se modifie, elle bouge, elle se nuance – vous le verriez dans mes autres livres où je pratique beaucoup cela –, comme je veux que le lecteur pense avec moi, en tout cas qu’il ait cette illusion, j’adopte ce type d’écriture. J’utilise aussi énormément les tirets qui ont la même fonction que les parenthèses. Cette manière d’écrire, très nette dans mes essais, a renforcé ce style que j’appelle par devers moi une écriture du doute. C'est-à-dire que je ne sais pas ce que je sais, j’ai des idées, des intuitions, mais je n’en suis pas complètement sûre… Ou du moins, ces idées sont susceptibles d’être réinterrogées à chaque instant. Il me paraît important que la pensée ait cette modestie du doute. Du reste, la parenthèse n’est pas le seul procédé, j’en ai bien d’autres…    

Oui, car l’art de savoir ponctuer ses phrases est très important !

Oui, j’essaye d’inscrire le doute d’une façon stylistique dans mes essais : par exemple, j’y utilise fréquemment le dialogue, ce qui est une manière de faire parler d’autres voix que la mienne dans le texte. J’avance quelque chose qu’un autre nuance. Pour revenir à la parenthèse, elle sert au moins à cela, à donner l’impression de m’entendre penser et nuancer ma pensée au fil de la phrase. Bien vu…

Eh bien merci ! Je sais que l’un de vos premiers romans concernait Stefan Zweig, dans lequel il était question de l’humanité en nous. Que vous évoque le nom de notre site "Humanvibes" ?

Eh bien vibration est un mot que j’utilise souvent… Il me semble que depuis la place que chacun occupe, il envoie, selon sa conduite, quelque chose vers le reste du monde, ce que j’appelle les bonnes ou les mauvaises vibrations. Je vous donne un exemple : dans ma jeunesse je faisais une thèse et je fréquentais beaucoup la Bibliothèque Nationale. Je laissais mon sac sur la table, quand je m’absentais pour aller chercher des références, et on me demandait souvent s’il était bien raisonnable de laisser mon sac sans surveillance. Bon, je voyais mal les chercheurs de la Bibliothèque Nationale me piquer mon sac… mais c’était surtout une question de principe : Oui, moi je laisse mon sac sur la table, je vous fais confiance, voilà, c’est ça que j’envoie au monde. C’est un peu idiot vous allez me dire, je prenais un risque inutile, mais nos conduites sont des façons de faire pulser des vibrations vers le reste du monde et de cette manière on le transforme…

Comme un cœur qui bat ?

Oui. Je veux le croire en tout cas…

A suivre…

Propos receuillis le 14/09/16

 

Dédicace de Belinda Cannone pour Humanvibes

            

                                                                           Dictionnaire des mots manquants – Editions Thierry Marchaisse

 

Et pour aller plus loin :

 

Belinda Cannone – "Le baiser peut-être" aux éditions Alma – Youtube

 

Marc / Humanvibes

 

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