Humanvibes fête ses 10 ans avec Caroline Riegel ! (3/3)
Les nonnes de Tungri © Caroline Riegel
INTERVIEW – Caroline Riegel est ingénieure en constructions hydrauliques et aventurière-écrivaine-réalisatrice… C’est avec une grande joie partagée, qu’elle a accepté d’être la marraine des 10 ans de la création du site, et à cette occasion découvrez son interview pour Humanvibes en trois parties, véritable ode à l’humanité. Vous comprendrez pourquoi le nom Humanvibes est en parfaite osmose avec la très forte relation qu’elle a nouée avec des nonnes bouddhistes âgées de 25 à 85 ans, rencontrées pour la première fois en hiver 2004-2005, entre le Kashmir et le Tibet, au pied de la très grande barrière himalayenne.
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Le tourisme
CAROLINE RIEGEL – Le tourisme fait partie des évolutions dans la région. Le problème en Inde, c’est que le tourisme local est un véritable tsunami ! Un lieu passe dans un film par exemple et ce sont des milliers d’Indiens qui débarquent l’année suivante ! Ce qui est intéressant au Ladakh, c’est qu’on ne peut pas tout reprocher au tourisme. Le Tibet fait partie des régions les plus militarisées au monde avec le renforcement des forces aux frontières chinoises et pakistanaises. Cette présence militaire indienne a eu un impact considérable sur le développement des infrastructures, des routes et sur l’économie locale. De nombreuses aides gouvernementales ont également été apportées dans ces régions considérées comme tribales et ont contribué au développement de la région.
En revanche, le tourisme indien explose depuis quelques années et c’est assez incroyable à voir ! Au lac Pangong par exemple, au nord-est du Zanskar où une comédie musicale de Bollywood, intitulée Les trois idiots (sortie en 2009, avec le comédien très populaire d’Asie, Aamir Khan, NDLR) a rencontré un succès phénoménal. Le lac où les dernières scènes du film ont été tournées, est situé dans une région désertique sur le haut plateau tibétain à 4200 mètres. Il est devenu un lieu de pèlerinage avec une route bitumée, de nombreuses cahutes de restauration, et des milliers de personnes et de motos sur le site en l’espace de deux ans à peine ! C’est la même situation sur le fleuve Tchadar, en fait. Et le risque est de ne plus rien contrôler comme la gestion des déchets, par exemple, dans ce désert d’altitude où les ressources sont extrêmement fragiles et qui ne sont pas comparables à celles de l’Inde du Sud.
Je suis aussi très inquiète pour la ville de Leh, capitale du Ladakh, où chaque maison est devenue une guest house ou un hôtel pour profiter de l’argent facile du tourisme, chaque chambre équipée avec des toilettes occidentales qui pompent et gâchent l’eau de la nappe phréatique sans maîtrise, et ce malgré les avertissements de certains locaux ou des ONG. L’eau est déjà un véritable problème à Leh et doit être distribuée par camions dans bien des quartiers. J’observe inquiète les déséquilibres de cette région qui a pourtant été relativement exemplaire dans son approche collective et son rapport à l’environnement.
En attendant de prendre l’avion © Caroline Riegel
Le voyage des nonnes en France en 2015
Elles sont toutes venues, sauf Abi Pelé notre doyenne qui n’était déjà pas en Inde, et Abi Sonam Dolma, la plus âgée du voyage en Inde, celle qui compte les étages à Bombay. Elle en avait déjà tellement vécu avec ce tour de l’Inde, bien au-delà de son imaginaire, mais elle n’avait plus la force d’un autre si grand voyage. Elle est décédée 2 ans plus tard. Je n’ai pas filmé ce voyage en France, pourtant plus extraordinaire encore que notre premier voyage. C’était trop, et je finissais tout juste le film, je ne m’en étais pas encore vraiment remise tant cela avait demandé de temps et d’énergie. Et puis, il ne s’agit pas non plus de mettre nos vies en scène ! (Rires.) J’ai eu le contre coup de tout ce que j’avais entrepris au Zanskar, en marge de ma vie professionnelle.
Au retour du voyage en Inde, j’étais éreintée. Mais je savais qu’avec le film, l’opportunité de les faire venir chez moi était rêvée ! Je ne me voyais pas projeter ce film sans qu’elles soient à mes côtés. C’était le bon moment pour obtenir les passeports, les visas, avec des lettres de recommandation de France Télévisions, et l’aide du chef du village de Tungri. Cette virée en France est un moment spécial de notre histoire d’amitié où tout s’équilibre enfin : je connais leur monde, elles connaissent le mien. Elles ont rencontré mes parents, ma sœur, tous mes amis… Cela a été une joie extraordinaire ! Ce qui s’est passé durant ce voyage en 2015 a été une tempête de générosité, une intensité rare de bonheur partagé avec des milliers de gens, des rencontres dont tous se souviennent encore avec émotion aujourd’hui.
© Caroline Riegel
L’association Thigspa
J’ai créé cette association qui signifie « goutte d’eau » en tibétain afin que les nonnes profitent des retombées du film Semeuses de joie. La requête pour une école primaire à la nonnerie avait été posée depuis longtemps, et c’est au cœur de notre voyage en Inde en 2012, qu’elle a enfin été accordée à la nonnerie soutenue par le Central Institute of Buddhist Studies, qui dépend du ministère de la Culture, et qui œuvre pour préserver la culture bouddhiste. C’est ce que raconte aussi Zanskar, les promesses de l’hiver, à savoir l’histoire d’une nonnerie qui essaye de survivre, comme tant d’autres. La réalité est que l’on ne peut pas nager à contre-courant, mais l’existence de cette école était porteuse d’espoir et d’avenir, essentielle pour la survie de la nonnerie. J’ai pris en charge la construction des bâtiments scolaires non prévus par le CIBS. Également, une centrale solaire, un réservoir d’eau, de nouvelles cellules, une serre, une étable… Et nos films nous aident à communiquer et trouver les moyens financiers pour tout cela. Mais la réponse à la survie de la nonnerie n’est pas seulement financière, l’argent n’est jamais qu’un outil. L’essentiel est ailleurs, grâce à une dynamique collective et une implication sans faille des villageois qui ont changé leur regard sur la nonnerie. C’est cela le plus important, sans quoi rien ne perdure ! Ainsi je reviens à cette intelligence collective, la boucle est bouclée… Cela nous a permis d’entreprendre la réfection du Dukhang, de construire des cellules pour trois nouvelles jeunes nonnes, de loger les professeurs qui enseignent aux jeunes filles et aux nonnes également, d’avoir un potager, de l’eau pour l’hiver, et d’adapter l’équilibre matériel de la nonnerie au monde actuel, pour que cette source de bonheur et de sagesse puisse perdurer le plus longtemps possible.
© Caroline Riegel
Foi en l’humanité
L’éditeur Glénat m’a proposé d’écrire un livre intitulé Histoire des grandes exploratrices, qui s’est avéré une aventure très enrichissante sur le plan personnel. Je fais partie de la Société des explorateurs français suite à mes premiers voyages, et je commence l’avant-propos en expliquant que, bien que j’exerce le métier pointu d’ingénieur sur des chantiers de barrages hydroélectriques et que j’ai écrit plusieurs livres et réalisé plusieurs documentaires, j’ai été longtemps atteinte du syndrome de l’imposteur. C’est l’impression de ne jamais être légitime, de ne jamais être à la hauteur des modèles qui nous inspirent. Il est vrai que dans mon CV professionnel, je prenais toujours soin de ne pas trop mettre en avant tous mes à-côtés, car cela aurait été mal perçu.
Je suis actuellement en forêt vierge gabonaise, exactement là où j’ai travaillé sur un chantier il y a 20 ans, et où j’ai écrit le récit d’une année rocambolesque en forêt vierge Éclats de cristal. Pour la première fois, je suis cheffe de mission et pour la première fois également, je réalise à quel point la diversité de mon parcours de vie me sert à tout point de vue. Cela me permet aujourd’hui d’aborder mon métier pour ce qu’il est vraiment : une incroyable aventure technique et humaine et c’est ce que j’essaie de partager avec mon équipe et mes collaborateurs : l’infinie richesse de travailler dans un environnement géographique hors norme (une des plus riches forêts d’Afrique), dans un cadre multiculturel (chinois, africains, gabonais, blancs…). Tout cela est la source d’un enrichissement si on sait y être attentif, malgré les innombrables pressions et difficultés. Ne jamais rien lâcher de notre humanité, avec discernement et professionnalisme… c’est ainsi que je garde le cap pour ne pas céder à la tentation de croire que l’homme est un loup pour l’homme, ne pas détester mon propre genre car sinon comment en prendre soin ? Ne pas laisser une minorité corrompre une majorité qui, tout aussi imparfaite soit-elle n’a pas vocation à nuire ou à écraser son voisin. Nous sommes des êtres bons, mais faibles, infiniment vulnérables. D’où l’importance cruciale de placer notre humanité au cœur de nos intelligences collectives.
© Caroline Riegel
Humanvibes
D’abord, je suis très honorée d’être la marraine des 10 ans du site ! Ce nom Humanvibes est une petite voix qui émane de chacun de nous et qui est plus ou moins forte, plus ou moins en souffrance, plus ou moins étouffée. Comme je l’ai dit, cette petite voix ne fait pas de nous des êtres parfaits, nous sommes foncièrement faibles. Il est vertigineux de regarder l’univers du haut de nos frêles épaules, nous sommes tellement fragiles ! Mais cette capacité d’humanité est une chose absolument extraordinaire car elle nous permet d’aimer et d’être aimé. J’ai exposé les nonnes à des milliers de gens, et ce que j’ai vécu à leurs côtés m’a épatée. Face au regard de ces femmes, un regard sans jugement, porté droit au cœur de l’humanité de chacun, tous ont montré leur plus beau visage. Cela se lisait comme un livre ouvert, comme si la lumière s’allumait. J’ai reçu de très, très nombreux témoignages sur ce sujet. Nous avons un potentiel de cœur, de corps et d’esprit ; mettons-le au service de ce que nous avons de plus précieux, notre humanité, et nous aurons l’impression d’un miracle !
Propos recueillis le 20/12/2023
Et pour aller plus loin :
Où se situe le lac Pangong ?
Lac Pangong – © Humanvibes (2024) – Google My Maps
Les nonnes et Caroline Riegel à Albertville lors de leur voyage en France en 2015.
Les nonnes du Zanskar (2015) – Le Dauphiné Libéré – YouTube
Marc / Humanvibes
Publié le 23/01/2024