Alice Guy : A jamais la première

Alice Guy : A jamais la première

3 questions à… Caroline Rainette – Au théâtre Le Funambule – Montmartre jusqu’au 10 décembre 2024, Caroline Rainette met en lumière Alice Guy (1873-1968), première femme cinéaste, avec Alice Guy mademoiselle cinéma que l’Histoire du cinéma a curieusement écartée. Caroline Rainette, par son spectacle épatant rend hommage merveilleusement bien à cette femme forte qui a dû lutter pour se faire accepter dans l’univers cinématographique naissant.

« Alice Guy, mademoiselle cinéma » par la Cie Étincelle

Q1. Martin Scorsese en 2011, a rendu des honneurs à Alice Guy à la Directors Guild of America, syndicat des réalisateurs de cinéma : « Alice Guy était une réalisatrice exceptionnelle, d’une sensibilité rare, au regard incroyablement poétique et à l’instinct formidable. Elle a écrit, dirigé et produit plus de mille films. Et pourtant, elle a été oubliée par l’industrie qu’elle a contribué à créé. » Comment expliquez-vous cet oubli ?

CAROLINE RAINETTE – La vie et l’œuvre d’Alice Guy ont suscité ces dernières années une grande attention médiatique en Europe et aux États-Unis, déjà à l’occasion de la publication de ses mémoires en 1976, et à la récupération de la réalisatrice par le collectif féministe Musidora. Par ailleurs la réception du film Be Natural sorti en 2020 en France a réactivé les débats qui avaient déjà lieu dans les années 1970, où un certain nombre de voix, notamment féministes, déploraient l’absence d’Alice Guy dans les principaux récits historiques et soulignaient l’importance de sa carrière dans l’histoire du cinéma. Alice Guy, si elle a été effacée de la mémoire du grand public et de la grande histoire du cinéma, n’a cependant jamais été oublié par les chercheurs, historiens et milieux féministes.

En réalité la question de son effacement touche principalement au genre et au constructivisme de l’histoire. Alice Guy a longtemps été un personnage controversé, particulièrement en France, et certains historiens disputent la primauté d’Alice sur la réalisation du premier film de fiction de l’histoire. En effet, la polémique s’est depuis toujours cristallisée sur cette seule date de 1896, Alice ne cessant toute sa vie d’affirmer qu’elle a réalisé le premier film scénarisé de l’histoire, La Fée aux choux, en 1896, alors que le catalogue Gaumont indique la date de 1900.

L’ambition d’Alice Guy était de « reproduire la vie ». Photo © Luca Lomazzi

Pour bon nombre d’historiens, il était tout simplement inconcevable qu’une femme, à cette époque, ait réalisé le premier film de fiction, alors qu’elle était en plus très jeune (23 ans), qu’elle occupait un emploi de secrétaire, et qu’elle subvenait aux besoins d’une mère veuve. Elle cumulait les torts en quelque sorte, et ne pouvait pas être en position sociale et hiérarchique d’avoir réalisé ce qu’elle prétendait avoir fait. Gaumont lui-même, en ne la citant pas dans ses mémoires, a contribué à son effacement…

La plupart des premiers films ayant disparu, et sans doute également la première version de La Fée aux choux, il n’existe, et il n’existera probablement jamais, aucune preuve empirique permettant de prouver qu’elle a réalisé ce film en 1896. Et pourtant, il est indéniable que quelque chose a bien eu lieu, qu’elle a réalisé des films – la période américaine où elle fonde son propre studio est d’ailleurs indiscutable. C’est sans doute ce qui explique la différence de perception entre les historiens français et anglo-saxons. Et ce n’est pas un hasard s’il revient à un Américain, Martin Scorsese, de rendre récemment hommage à cette pionnière.

Q2. Alice Guy figurait parmi les 10 femmes qui ont marqué l’histoire de France durant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques Paris 2024. Quelle a été votre ligne directrice artistique pour évoquer son incroyable histoire ?

J’ai écrit la pièce fin 2019, et nous avons commencé à y travailler en plein Covid, en 2020. C’est formidable de voir qu’en 4 ans Alice Guy a pris autant d’importance, que son travail semble enfin reconnu, et qu’on ne se focalise plus, justement, sur cette fameuse date de 1896.

« Alice Guy, mademoiselle cinéma ». Photo © Luca Lomazzi

A mon sens, il y avait deux éléments fondamentaux pour évoquer Alice Guy : la vidéo, et la partie américaine. Concernant la vidéo, la pièce portant sur une pionnière du cinéma, il fallait impérativement montrer quelques extraits de ses films sur scène. Le spectacle se devait d’être une plongée dans l’univers des débuts du cinéma, donc permettre aux spectateurs de découvrir les films, voire leur donner envie d’aller plus loin une fois rentrés chez eux. Alice Guy est une femme oubliée de notre histoire, il fallait donc montrer un maximum de choses sur elle. Mais je ne voulais pas non plus avoir de simples extraits de ses films par-ci par-là, nous avons donc travaillé sur de jolies vidéos, pour scénographier et mettre en valeur les films d’Alice. Par ailleurs, il était important pour moi d’évoquer sa carrière américaine. Beaucoup de choses qui sont faites autour d’elle n’abordent qu’une période, la partie française ou la partie américaine. Or les deux sont indissociables, et montrent une facette importante du personnage : sa persévérance, sa résilience, son audace à toute épreuve. Nous explorons donc dans le spectacle l’ensemble de sa carrière, de 1894 au Comptoir Général de la Photographie, où toute jeune fille elle découvre ce milieu alors très scientifique de l’image animée, à 1922 où elle quitte les États-Unis ruinée, après avoir pourtant possédé son propre studio et avoir été la femme la plus riche du pays !

Q3. Que lui diriez-vous si vous aviez la possibilité de remonter dans le temps ?

Dans ses mémoires, Alice Guy se pose cette question : « Est-ce un échec, est-ce une réussite, je ne sais. J’ai vécu 28 ans d’une vie intensément intéressante. Si mes souvenirs me donnent parfois un peu de mélancolie, je me souviens des paroles de Roosevelt : « il est dur d’échouer, il est pire de ne jamais avoir essayer ». Cette phrase résume tout, et bien sûr sa carrière est loin d’être un échec ! Avec les autres pionniers du cinéma elle a découvert les immenses possibilités offertes par le nouveau médium. Mais son parcours va plus loin que le niveau artistique. Elle a ouvert la voie et elle était en avance sur son temps. Elle était persuadée que les femmes avaient un rôle à jouer, qu’elles devaient prendre conscience qu’elles ne sont pas moins intelligentes, moins compétentes que les hommes. Aujourd’hui encore, on le voit au quotidien dans l’actualité, la place des femmes n’est pas toujours facile, notamment dans les milieux artistiques, mais à son époque c’était impensable, et dans ce milieu quasi exclusivement masculin, elle a dû se battre pour se faire, sinon aimer, du moins accepter.

Je lui dirais donc que je suis fière d’avoir eu l’honneur de retracer son histoire, et de l’incarner sur scène, elle est une véritable héroïne française des temps modernes.

Propos recueillis le 21/09/2024

Et pour aller plus loin :

Le théâtre Le Funambule-Montmartre

La pièce débute en 1922 à la fin de la carrière d’Alice Guy aux États-Unis. Puis on fait un bond dans le passé…

Bande-annonce (2024) – Alice Guy mademoiselle cinéma – Le Funambule Montmartre – YouTube

Be natural ! Soyez naturel, leitmotiv pour les comédiens.nes affiché dans les studios Solax d’Alice Guy repris en titre du documentaire en VO qui lui a été consacré en 2020.

Be natural : The Untold Story of Alice Guy-Blaché (2022) – TodoElmagen – YouTube

Dans le court-métrage Les résultats du féminisme tourné en 1906, les rôles des hommes et des femmes se trouvent inversés. Les hommes cousent à la machine, vont chercher les enfants à l’école, repassent, tandis que les femmes fument le cigare, boivent au bar, harcèlent les hommes dans la rue !

Les résultats du féminisme – Alice Guy (1906) – Iconauta – YouTube

Caroline Rainette a fondé en 2012 La compagnie Étincelle qui reprend de grands textes littéraires comme L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau, Le Misanthrope de Molière, La Mort de Néron de Félicien Marceau…Diplômée en droit et en histoire de l’art, elle publie en 2015, aux éditions L’Harmattan, un essai intitulé Le peuple et sa souveraineté dans l’art révolutionnaire (1789-1794).

Marc / Humanvibes

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