Avis sur « Le soldat désaccordé » de Gilles Marchand (3/6)

Avis sur « Le soldat désaccordé » de Gilles Marchand (3/6)

 

                                               Avis sur "Le soldat désaccordé" de Gilles Marchand (3/6)

 

Avis sur Le soldat désaccordé de Gilles Marchand (3/6)

Voyage au bout d'un mystère © Aux forges de Vulcain

 

HUMANVIBES VOUS RECOMMANDE – La Grande Guerre comme vous ne l'avez jamais lue ! Mon avis "novélisé" en six chapitres sur le nouveau roman de Gilles Marchand – "Le soldat désaccordé" – aux éditions Aux Forges de Vulcain.

 

                                                                                                        SOLDAT LAPLUME (3/6)

                                                                                                                 Avis sur Le soldat désaccordé de Gilles Marchand (3/6)

 

Agnès s'éclaircit la voix.

– Lucien, mon arrière grand-père a connu Jeanne, mon arrière grand-mère, en 1913. Ils sont tombés fous amoureux l'un de l'autre, et puis la guerre de 14 a brisé bien des couples dans le monde entier. Jeanne avait vingt ans à l'époque et travaillait dans l'hôtel de ses parents à Paris. Lui en avait vingt-trois. L'Hôtel Triomphe se situait à l'angle de la rue de la Lune et du 38 rue Poissonnière dans le 2e arrondissement.

– Il existe encore ?

– Non. C'est une crêperie bretonne au rez-de-chaussée qui l'a remplacé avec des appartements situés au-dessus.

– Dommage, non ?

– Je ne sais pas…Sans doute. La petite chambre en coin se situait tout en haut au 4e étage, elle donnait sur la rue Poissonnière.

Avis sur Le soldat désaccordé de Gilles Marchand (3/6)

Angle de la rue de la Lune et du 38 rue Poissonnière (2022) © Marc Bélouis

 

Elle continue.

– Je me suis un peu renseignée sur le web, plus exactement sur le portail Mémoires des hommes. Mon arrière grand-père faisait partie du 103e régiment d’infanterie en tant que fantassin, sous le numéro matricule 747. Il a été engagé dès le début sur la fameuse bataille de la Marne, mais sans avoir côtoyé les célèbres taxis regroupés avant leur départ sur la zone de conflit, entre autres, à Gagny…

– Ensuite ?

– Ensuite ? Plus de traces. Rien entre fin 1914 et le printemps 1916. Lui et certains soldats de son régiment ont rejoint la Somme par la suite du côté d'Albert. Cela a été très dur, mais à quel endroit ça ne l'a pas été ?

– Oui. Pour tous ceux sans exception qui ont participé à cette boucherie, ajouté-je.

– C'est rien de le dire.

– Et c'est là-bas qu'il a perdu la vie ?

– Vous avez vu juste. C'est là qu'il a disparu.

– Et comment avez-vous fait pour savoir tout ça, puisque vos recherches sur Internet n’ont pas complètement abouti ?

– Par ma grand-mère.

– Hum, très bien. Mais votre mère n'a pas été un relais dans cette affaire ?

– Cela ne va sûrement pas vous surprendre, Suzanne, ma grand-mère, n'a jamais vraiment évoqué tout ça, comme dans de très nombreuses familles de l'époque. Peut-être qu'elle en avait parlé à ma mère, mais elle ne m'a jamais rien dit sur le sujet.

– Votre grand-mère ?

– Non, ma mère.

Au loin, nous devinons des visiteurs qui semblent s’approcher.

– Mais je peux dire que nous étions très proches, ma grand-mère et moi.

– Complices ?

– Oui, on peut dire ça. Vous savez cela doit être difficile de parler des évènements de cette époque – entre mère et fille – qui vous ont marquées à vie. Et puis, il faut trouver des moments pour se confier, je suppose. Ce n'est pas en prenant le métro ou en faisant nos courses ensemble que l'on va tout à coup dire : « Au fait je ne t'ai pas dit ? Ton arrière grand-père Lucien dans les tranchées, il en a vu de drôles ! Ah bon ? »

Elle fait une pause. Les personnes ont emprunté finalement un chemin opposé. Je commençe à avoir mal au dos.

– Il faut des instants privilégiés pour que cela arrive. Une intimité…

– Une occasion "magique" ?, précisé-je ?

– C'est tout à fait ça.

– Mais alors, comment avez-vous pu obtenir des précisions ?

– Grâce à des lettres.

– Des lettres de votre arrière grand-père ? Du front ?

– Oui.

– Mais c'est génial ! Et vous les avez conservées ?

– Attendez. L'instant "magique" dont vous parliez justement a fini par se produire. Je devais aller rendre visite à ma grand-mère pour lui apporter un clafoutis aux cerises, je voulais lui faire plaisir. J'ai toujours adoré faire de la pâtisserie. Elle venait de chuter chez elle, sans gravité, le médecin lui avait donné des antibiotiques qu'elle avait du mal à supporter. Est-ce que sa mésaventure a déclenché en elle quelque chose ? Je n’ai pas la réponse. Mais elle avait bien préparé son coup en tout cas, car quand je suis arrivée chez elle, un petit paquet de six lettres entouré d'un ruban rouge était posé sur la table. Ses lettres étaient un moyen de parler du passé sans vraiment se livrer. Une sorte d'intermédiaire en quelque sorte.

– Comme dans les films…

– Oui, mais je ne vois pas trop le rapport.

– C'est souvent cette situation dans les films que les réalisateurs utilisent pour… Bref, ça n'a pas d'importance, continuez.

Avis sur Le soldat désaccordé de Gilles Marchand (3/6)

Cimetière militaire d’Étaples (2022) © Marc Bélouis

 

– Je m'en souviens très bien. Nous étions en 1974, j'avais quinze ans. Avant de me donner les lettres, elle m'a demandé de lui mettre la musique préférée de Jeanne sur le tourne-disque. Erik Satie. Elle adorait les Gymnopédies qu’elle écoutait, parait-il, en boucle. C'est mélancolique, mais c'est très agréable à entendre. On ressent des émotions. On a envie de se confier. Mais elle ne l’a pas vraiment fait. Elle m'a dit un jour que ces mélodies étaient importantes pour sa mère. À la disparition de Jeanne en 1958 d’une septicémie, cette musique accompagnait l’entrée et la sortie de son cercueil à l’église. Cela rappelait à Jeanne des souvenirs, mais elle ne s’est jamais attardée sur le sujet, m’a confié ma grand-mère. Je sentais pourtant qu’un « bouchon » pouvait sauter. Parfois je la sentais très triste. Est-ce qu’elle repensait à tout cela ? Tiens, vous savez qu'à la mort d’Erik Satie en 1923, on a découvert dans son studio à Arcueil une collection de parapluies. Certains encore emballés ! Une passion pour les parapluies, c'est dingue, non ?

– Cette année, ça ne lui aurait pas trop servi avec cette canicule, rétorqué-je. Bon, êtes-vous certaine qu'elle vous a restitué toutes les lettres ? Est-ce qu’elle avait des photos ?

– Oui deux-trois photos dont une de mon arrière grand-père tirée d’un journal anglais d’après la légende. Il était en train d’écrire assis devant un arbre.

– Ah oui, le fameux arbre !

– Oui. Et pour l'histoire de Satie, j'ai fini par comprendre avec une ou deux lettres. Elle n'avait pas tout conservé, mais d'après ma grand-mère l'essentiel était là, mais datant de 1916. Jeanne avait fait le tri il y a des années. Selon ses dires, celles de 1914 et de 1915 étaient sans importance. Elles parlaient soi-disant « de la pluie et du beau temps », m’a dit Suzanne, je me souviens encore de cette phrase ! Mais oui, pour répondre à votre question, je pense que j'ai tout.

 

– Seulement six lettres ? C'est dommage, et même curieux qu’elle se soit séparée des autres d’avant 1916. D’une manière générale, toute trace fait partie de l'histoire, mais si vous me dites que le principal y était, je veux bien vous croire. Je suppose qu'il y en avait de plus importantes que d'autres à ses yeux.

– C'est difficile de juger…Tout conserver n'avait peut-être pas d'intérêt pour Jeanne. Quoi qu'il en soit, j'ai toujours ses lettres.

– Génial ! Vous les avez donc lues ?

– Oui. Cela a été un choc ! Cela m’a permis de découvrir mon arrière grand-père et la relation qui les unissait avec ma grand-mère.

– Et votre mère était au courant pour ces lettres ?

– Oui, mais elle ne s'en préoccupait pas. Quand je m’intéressais à la question, elle me disait que je perdais mon temps.

– Réflexe d'auto-défense ?

– Tout à fait. Vous avez toujours la bonne remarque, vous !

– Merci Sherlock ! Elémen… Je m'abstiens de continuer.

Nous nous mettons à rire tous les deux en même temps comme des enfants.

Je reprends.

– Pour résumer, nous étions en 1974, vous aviez quinze ans quand Suzanne vous remet les lettres. Et ensuite ?

– Elle est morte en 1976. Un chauffard éméché l'a renversée sur le trottoir en sortant de chez elle. J'ai beaucoup pleuré. Beaucoup…

Silence.

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Cimetière militaire d’Étaples (2022) © Marc Bélouis

 

– Et votre grand-père ? Nous ne l'avons pas encore évoqué. Je m'excuse de vous poser la question, mais cela me permettrait d'y voir plus clair.

– Je vous en prie… Il s'appelait Édouard. Il est mort en 1973 d'une pneumonie fulgurante. Il travaillait sur des chantiers importants à l'étranger, on le voyait peu. C'était un taiseux, ça devait l'arranger.

– Et votre…

Elle me coupe la parole. Je ne sens plus mon dos.

– Et ma mère disparaît en 1994 d'un cancer de l'estomac.

– Et…

– Mes parents ont divorcé en 1970…

– OK. Et vos lettres on peut les voir, sans trop vous paraître inquisiteur ?

– Oui…Ce n'est pas un secret. Je ne sais pas si c'est publiable… Vous êtes éditeur ?

– Non. Mais votre histoire me passionne. Je considère que ces courriers sont des pièces de puzzle de notre histoire qu'il est indispensable de compléter. Ce sont des preuves de notre humanité qu'il faut entretenir avec soin.

– Cela m'a fait du bien de vous parler. Je sens un poids en moins.

Elle sort son livre du sac en tapotant dessus.

– Et ça, c'est mon autre moteur. Je vous en parlerai plus tard, dit-elle énigmatique. Bon. Demain, même heure, même endroit ?

– Avec les lettres ?

– Oui. Avec les lettres.

 

À suivre…

 

Marc / Humanvibes

Publié le 11/10/2022

 

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