Avis sur "Le soldat désaccordé" de Gilles Marchand (1/6)
Voyage au bout d'un mystère © Aux forges de Vulcain
HUMANVIBES VOUS RECOMMANDE – La Grande Guerre comme vous ne l'avez jamais lue ! Mon avis "novélisé" en six chapitres sur le nouveau roman de Gilles Marchand – "Le soldat désaccordé" – aux éditions Aux Forges de Vulcain.
À notre arrière grand-père Gaston François Théodule mort pour la France le 28 janvier 1915 en Argonne
SOLDAT LAPLUME (1/6)
Hôtel Triomphe, PARIS 2
4 août 1914
Lucien regarde par la fenêtre entrouverte. Un couple de tourterelles s'attarde sur la rambarde. Il sourit. Le jour n'allait pas tarder à se lever. Il est blotti dans les bras de Jeanne. Elle dort. Tant mieux. Il respire profondément pour s'imprégner de son odeur. Il veut garder d'elle la trace indélébile de son corps. À cet instant il voudrait ne plus faire qu'un avec elle. Plus tard, dans les tranchées, Dieu sait qu'il s'imaginera revivre cet instant divin.
Son parfum.
Il absorbe toutes les particules d'air que peuvent contenir ses poumons. Puis la mort dans l'âme, il commence à se dégager. Tout doucement. Surtout ne pas la réveiller. Ce qu'il allait faire lui brisait le cœur, mais attendre aurait été encore plus douloureux. Sa destination vers Meaux était inscrite depuis longtemps sur son carnet militaire en cas de mobilisation. Il lui a menti sur la date de son départ. Ce sera ce matin même, et non pas demain.
La veille, l'Allemagne a déclaré la guerre à la France. Et dire qu’ils envisageaient de se marier prochainement. Cela ne se fera pas, du moins pas dans les mois qui viennent, c’est certain. Il ne peut pas imaginer vivre cette séparation soudaine comme celles qu'il avait déjà vues hier à la gare de l’Est. Elle sur le quai. Dans sa main, un petit drapeau français qu'elle agiterait frénétiquement les larmes aux yeux. Lui, dans le wagon, tentant de résister de pleurer, agglutiné comme tous les autres à la fenêtre pour un dernier au revoir. Un au revoir ? Vraiment ? Lui faire signe de la main jusqu'à ce que son visage disparaisse dans le lointain et ne soit plus qu’un souvenir.
Partir sans se parler.
Partir sans se regarder.
Partir sans s'embrasser.
Partir en lui laissant un petit mot sur la table pour lui dire qu’il s’en va. Pas de détails. Il lui écrira plus tard, le temps de bien choisir ses mots. Il lui expliquera. Elle comprendra. Son cœur bat à tout rompre. Il a peur de ce qui l'attend. Il enfile son caleçon long discrètement. Il a bien caché la veille ses vêtements dans la remise du palier de l’établissement pour faire le moins de bruit possible lorsqu’il devra se vêtir. Il jette un dernier coup d’œil sur Jeanne. Un dernier coup d’œil sur le phonographe où un disque microsillon est posé. Des larmes se frayent un chemin sur ses joues, retardées dans leur descente par sa moustache en guidon.
Sa chère et tendre aimée Jeanne.
Il ferme délicatement la porte de la chambre. Il tient dans sa main droite une petite boîte jaune, dans laquelle se trouve une plume…
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Cimetière militaire d’Étaples / Pas-de-Calais
1er septembre 2022
Ce matin les nuages ont fait leur apparition. Pas encore de pluie prévue. Je me gare sur la bande de parking sur la droite. Peu de voitures à part une Fiat 500 de couleur grise. Je me dirige vers l'entrée du plus grand cimetière du Commonwealth en France au nord d’Étaples dans le Pas-de-Calais. Au-dessus de l'estuaire de la Canche, ce haut-lieu "cathédrale" de mémoire superbement installé dans le massif dunaire, m'attirait depuis un moment. Pas moins de douze mille hommes et femmes, toutes nationalités confondues, sont inhumés ici depuis la fin de la Première Guerre Mondiale. Des soldats, des marins, des aviateurs, des civils – des hommes et des femmes soignants – des prisonniers de guerre, des travailleurs. Mais aussi des tombes datant de la Seconde Guerre Mondiale.
Croix du Sacrifice (2022) © Marc Bélouis
L'allée qui mène à la Croix du Sacrifice ne laisse rien présager de l'immensité du site funéraire. C'est impressionnant. De chaque côté, deux cénotaphes monumentaux me laissent sans voix. J'embrasse du regard les lieux. Il y règne un silence assourdissant. Toutes les tombes sont reliées par des chemins de pelouse rectilignes ou en diagonale. Enfin, quand je dis pelouse, je suis très loin du compte. À cause de la sécheresse, la couleur verte a disparu. Tout a brûlé, ce qui confère au lieu une vision fantasmée de l'enfer. Heureusement, les arbres dont les feuilles résistent au soleil me permettent d'imaginer à quoi ressemblait la nécropole avant la canicule. J'ai l’impression d'être seul. Je prends mon temps. Puis j’emprunte l'escalier qui me mène aux tombes avec leurs stèles blanches immaculées qui ressemblent de loin à des dominos. Dominos de mort.
Cimetière militaire d’Étaples (2022) © Marc Bélouis
J'aperçois un éclat de lumière. Je plisse des yeux. Il me semble apercevoir quelqu'un. Un jardinier ? Le visiteur de la Fiat 500 ? Une personne semble tourner autour d'un arbre. Elle me regarde tout en se déplaçant devant l’unique stèle placée presque à son pied. Je décide d'en avoir le cœur net. Je m'approche, c'est une femme. Je lui fais signe de la main. Après tout, et bien que nous soyons seuls, notre présence ici selon moi crée une certaine complicité. Elle me voit et marque un temps d'arrêt.
À suivre…
Marc / Humanvibes
Publié le 03/10/2022