Zhang Kechun © Zhang Kechun
Zhang Kechun(张克纯): Renouvellement de la vision du « fleuve mère » de Chine– de la poésie chantée à l’analyse du terrain
XU Liwei (徐黎薇)
Zhang Kechun remonte le long du fleuve Jaune à sa source, longtemps considéré comme « Fleuve Mère de Chine », photographie le paysage actuel de la grande plaine du Nord : les terres arides, le plateau de Loess, les montagnes continues que n’épargne pas le pas de la modernisation du pays. Après avoir lu le roman le fleuve du Nord《北方的河》[1] de Zhang Chengzhi (张承志,né en 1948), Zhang Kechun a décidé de partir photographier la fleuve Jaune en 2009. Le projet a démarré en 2010 et s’est achevé en 2013. Pour ce projet photographique, il a divisé le fleuve en plusieurs sections. Après avoir photographié les paysages d’une première section, il retourne dans sa ville de Chongqin traiter les négatifs, et ensuite repartir pour photographier la section suivante. Il a commencé par photographier le bassin du fleuve de la section de la province de Shandong où se trouve l’embouchure. Durant dix aller-retours, il a traversé huit provinces : Henan, Shanxi, Sha’anxi, la Mongolie intérieure, Ningxia, Gansu, Sichuan jusqu’à Qinghai où se trouve l’origine du fleuve dans la cordillère de Bayan Har.
Les images de la série Le fleuve Jaune 《北流活活》 sont baignées d’une lumière douce. Les couleurs pâles unissent les éléments distincts. Même les tons les plus plus éclatants s’apaisent et s’adoucissent, dans une atmosphère calme et détachée. Zhang Kechun choisit en effet de photographier sous un temps doux pour atténuer les contrastes entre les couleurs. En outre, les teintes pâles produisent un sentiment d’infinitude du paysage, à l’image de la couleur grisâtre ou jaunâtre du ciel et du fleuve qui sont souvent très proches dans sa photographie, lui conférant une tonalité poétique. Si le fleuve Jaune apparaît d’une couleur boueuse et trouble, c’est parce qu’il charrie de grande quantités d’alluvions. Or, le ciel est loin d’être bleu et clair dans ses oeuvres. Cette grisaille est produite par la brume ou la pollution, sans qu’on puisse le savoir. Mais au fond d’un ciel terne se dessinent vaguement des usines, tel que ce que montre Image 3 : au loin apparaît une usine sous un ciel jaune-gris derrière un champ de tombeaux. En plus de transmettre un sentiment du paix du paysage, les couleurs participent également à renseigner sur l’environnement.
[1] Zhang Chenzhi(张承志), Le fleuve du Nord 《北方的河》, Shandong, Edition de la littérature et des arts de la province de Shandong, 2001
En effet, des sculptures de cerfs, mythiques, devant la centrale électrique prise dans la brume, une maison en briques décorée de colonnes occidentales peintes en blanc, submergée par le fleuve en face d’une centrale électrique, une tête de bouddha géant conservée dans un terrain de dépôt de mines, ou encore le portrait de Mao porté par des personnes qui traversent le fleuve. Les fausses montagnes que l’on utilise souvent pour décorer le jardin à la chinoise, et le bâtiment aux balustrades de style occidental, rappelle différentes phases du développement du pays. Ce grand pays d’une histoire plurimillénaire oscille aujourd’hui entre les différents enjeux pour continuer à avancer.
Son voyage photographique long de quatre ans a renouvelé sa vision du fleuve Jaune, comme il le confie dans son entretien. Le fleuve Jaune, Huang He en chinois, est le deuxième fleuve le plus long de Chine après le fleuve Yangzi. Il est depuis longtemps considéré comme « la mère des Chinois », car c’est au fil de ses eaux qu’est née la civilisation des Han, l’ethnie dominante, au même titre du fleuve Nil pour la civilisation égyptienne, du Tigre et de l’Euphrate pour la civilisation mésopotamienne. Long de 5 464 kilomètres, il abreuve 155 millions d’habitants. Il prend sa source sur le haut plateau tibétain, le toit du monde, et s’ouvre vers la mer Jaune. Son image est toujours celle d’un fleuve majestueux et solennel. Zhang Kechun voulait au départ partir à la recherche de la grandeur, la gloire antique et le sentiment poétique et romantique que suscitait le fleuve Jaune. Influencé par les mots brûlants du roman Le fleuve du Nord qui raconte l’histoire de jeunes ayant vécu la Révolution culturelle pendant leur enfance et perdu leurs parents, il souhaitait partir et en ressentir la grandeur comme un père et trouver son origine dans les courants vigoureux ininterrompus.
Cependant, au cours du voyage de Zhang Kechun, les marques de la modernisation et l’existence de l’homme tout au long du fleuve et de son rivage qu’il a constaté, lui furent des réalités inévitables. Celles-ci l’ont conduit à changer l’enjeu de sa photographie en inscrivant une tension dans le paysage. Il essaie depuis lors de confronter les paysages réels en soulignant des sites où nature, industrie et homme coexistent. En outre, il prête bien attention aux conditions de vie de Chinois ordinaires vivant au bord de ce grand fleuve. Ainsi cherche-t-il à photographier avec une approche documentaire et formelle ces « petites mains » dans le paysage contemporain en profonde transformation
La composition de la photographie de Zhang Kechun est souvent très simple. Il recourt à la ligne d’horizon et aux contours des éléments pour composer l’image. On aperçoit, en contraste, les lignes ondulées de la nature : les contours de la dune de sable, des bas-fonds, des collines, des rives, du fleuve qui tranchent avec la rectitude des lignes caractéristiques des constructions humaines. L’immensité de la terre sur laquelle s’écoule le fleuve met en valeur l’architecture à grande échelle, accentuée par la présence de quelques minuscules silhouettes placées dans le paysage. Des traces de la vie moderne viennent briser l’aspect intemporel du paysage : une câble apparaît devant la montagne couverte de neige, les réverbères s’alignent comme des arbres poussés à grande vitesse.
Dans le rapport au paysage de Zhang Kechun, le terrain a une certaine importance, et il le représente de manière précise et soignée. Beaucoup de détails sont rendus lisibles, afin de montrer l’environnement naturel des régions au long du Fleuve Jaune, transformé par l’homme. À cet égard, Zhang Kechun est influencé par le style de la photographie New Topographics. Le terme provient de l’exposition organisée en 1975 intitulée New Topographics : photographs of a Man-altered Landscape[2] (Photographies du paysage transformé par l’homme), dans laquelle les photographies de Robert Adams, Lewis Baltz, Bernd and Hilla Becher, Joe Deal, Frank Gohlke, Nicolas Nixon, John Schott, Stephen Shore, Henry Wessel Junior ont représenté le paysage comme un objet à part entière aux coeur d’enjeux sociaux et culturels. Ils ont perçu un défi dans leurs photographies, notamment sur le plan de l’impact de la construction humaine et la consommation provenant du paysage américain. Le style New Topographics est considéré comme le tournant de la représentation du paysage. Dans cet esprit, les photographies de Zhang Kechun rendent compte de la fin de la démarcation entre la ville et la campagne et de la transformation de la topographie du paysage.
Les paysages de Zhang Kechun décèlent également la manière dont on utilise la terre et en particulier celle dont on développe l’industrie sur les rives du grand fleuve. En recourant aux angles de vue élargis et à une position distante, ses photographies permettent de prendre conscience du facteur humain en montrant les activités de l’homme et les constructions industrielles du nord-ouest de la Chine. Dans cette oeuvre, deux personnes se plongent dans un étang endormi par la fuite d’un château d’eau incliné et construit dans une plaine déserte. Un homme est assis sur le toit d’un pavillon dont le reste est submergé par l’eau, les grandes sculptures des animaux mythiques grossièrement fabriqués dans un atelier semblent abandonnés à l’extérieur d’une terre aride. Il ne s’agit plus de la légende dans la nature, ces paysages expriment et sont construits par la relation de production et d’habitation entre l’homme et la nature. Le photographe interroge la question d’équilibre entre l’utilisation des ressources naturelles, l’existence de l’homme et le développement de la société. Il nomme finalement sa série photographique en chinois Le fleuve coule vers le nord (北流活活). Ce vers provenant du Livre des vers (shi jing 诗经182) se prononce en chinois bei liu huo huo. Huo huo mimant en fait le son produit par le courant du fleuve donne une dimension du temps au cours duquel reflète l’éphémère de l’existence humaine.
Entretien avec ZHANG Kechun (张克纯)
par Xu Liwei(徐黎薇), réalisé au téléphone le 6 juillet 2015
- XU Liwei: Comment avez-vous eu l’idée de photographier le fleuve Jaune?
ZHANG Kechun : Quand je travaillais en tant que photographe professionnel au service d’une agence en 2008, je suis allé pour la première fois au fleuve Jaune. L’idée d’aller voir le fleuve Jaune m’est venue toute seule. J’ai démissionné en 2009 et suis revenu à Chengdu pour préparer le projet photographique : faire les recherches nécessaires et réaliser un projet défini, et puis trouver un mécénat. En faisant mes recherches, je suis tombé sur le roman Le fleuve du nord de Zhang Chengzhi. Pour réaliser le projet, il fallait une somme importante. La lecture de ce livre a renforcé ce désir de projet sur le fleuve Jaune : je voulais absolument le mener à bien.
- Xu : Comment le projet s’est-il mis en place?
Zhang : J’ai trouvé un mécénat. J’ai divisé le fleuve en plusieurs sections et ai commencé à le photographier par son embouchure, située dans la province du Shangdong. Après un mois, je suis retourné chez moi, en ville, traiter les négatifs ; je suis ensuite reparti pour photographier la section suivante. Cela a continué jusqu’en 2013.
- Xu : Avez-vous eu l’idée de documenter la transformation du paysage?
Zhang : Au début, je voulais éviter des problèmes tels que la dégradation de l’environnement dans un contexte de croissance économique rapide. Cependant, quand vous marchez tous les jours sur les rivages du fleuve, il finit par exister à vos yeux. Donc j’ai changé l’enjeu de ma photographie qui se focalise maintenant sur la réalité. La photographie permet de représenter les problèmes réels de manière directe.
- Xu : J’ai remarqué qu’il y a de petites silhouettes humaines dans le paysage.
Zhang : Je m’intéresse avant tout au paysage, mais je porte une attention aux conditions de vie des Chinois ordinaires qui vivent au bord du fleuve Jaune.
5. Xu : Y a-t-il un lien entre votre projet photographique et votre expérience de vie?
Zhang : Sous l’influence de l’éducation chinoise, on considère que le fleuve Jaune est le « fleuve mère ». Quand je suis allé le voir sur place, j’en ai eu une perception différente.
- Xu : J’ai également remarqué que le titre de votre série photographique Le fleuve coule vers le nord (北流活活) est un vers provenant du Livre des vers (shi jing 诗经). Dans vos travaux sur le paysage contemporain chinois, y a-il une recherche spirituelle comme dans la peinture shanshui?
Zhang : Les peintres traditionnels du shanshui se retirent de la réalité et partent jouir du spectacle de la nature. Tandis qu’aujourd’hui, à notre époque, je représente la réalité sur laquelle mes photographies sont basées. Elles représentent la réalité d’une autre manière. Le titre est conforme à mes sentiments et aux paysages que j’ai vus.
- Xu : Comment utilisez-vous la couleur?
Zhang : Depuis le début, je n’ai jamais renoncé à la recherche de la forme et du style. Bien que je sois influencé par le style New Topographics, je ne veux pas photographier le paysage avec froideur et préfère le représenter de manière plus chaude. Par la couleur, je voulais réunir tous les clichés de la série d’une part, et atténuer les contrastes trop forts pour représenter un paysage calme mais habité de tensions. J’ai donc choisi un temps doux pour photographier les différents paysages.
- Xu : Quelles sont les idées que vous voulez exprimer à travers vos photographies?
Zhang : J’ai des concepts à transmettre. L’attention portée aux individus ordinaires dans un grand environnement d’une part, et la recherche des contradictions et des images dualistes d’autre part.
- Xu : Selon vous, la photographie du paysage peut-elle être critique?
Zhang: Oui, mes oeuvres sont plus ou moins subjectives, mais j’essaie de photographier avec un minimum de détachement.
Xu Liwei pour Humanvibes
XU Liwei 徐黎薇 est étudiante en première année de thèse en histoire à Sciences-Po à Paris. Passionnée par l’art, elle est arrivée en France en 2011 pour faire ses études en histoire de l’art et scénographie. Elle écrit des critiques d’art, et organise des expositions. L’article sur Zhang Kechun fait partie de son mémoire de master 2 soutenu à l’Université Paris 1.