Interview de Belinda Cannone: À la recherche du mot manquant (2/2)
Belinda Cannone – 21 avril 2016 Paris – Photo Philippe Dobrowolska
Alors il y a un autre sujet que je voulais évoquer avec vous, qui est paru dans la presse le 12/09 dernier, je veux parler de l’illettrisme qui gagne du terrain en France. D’après vous, est-ce dû aux différents gouvernements qui, non pas tous les sept ans mais tous les cinq ans maintenant, se succèdent et ne peuvent s’empêcher de faire des réformes ? Et à l’arrivée, c’est l’incompréhension qui règne et rien n’a le temps de se mettre en place…
Ecoutez, ce qui est certain d’après toutes les études sur le sujet, c’est que l’école est de plus en plus inégalitaire, injuste et qu’elle laisse de côté les plus faibles. Certainement l’illettrisme se développe dans les populations d’enfants qui n’ont pas de soutien chez elles.
« Les gens qui ne lisent jamais n’ont pas la connaissance
de ce qu’est un être humain et de ce qu’ils sont »
Il y a eu un temps où l’école était vraiment un lieu de formation et de promotion pour tous. Mes voisins dans le Cotentin n’ont pas passé le certificat d’études, et ils écrivent pourtant tout à fait bien le français. J’ai aussi une très vieille tante, en Corse, qui n’a jamais dû aller au-delà du primaire et qui ne fait pas une faute ! C’est dire que quelque chose a vraiment changé dans le système scolaire. Sans compter le recul de la lecture, dû en partie aux tablettes et aux téléphones qui accaparent les esprits… Or, sans vouloir faire du prosélytisme, je pense vraiment que le monde se sépare en deux, entre ceux qui lisent, et ceux qui ne le font pas. Les gens qui ne lisent jamais n’ont pas la connaissance de ce qu’est un être humain et de ce qu’ils sont, de comment on peut et doit vivre sur la terre. C’est dans les livres qu’on apprend les vies des autres, connaissance importante car notre propre existence n’est pas suffisante pour savoir ce qu’est un être humain. Notre vie est étroite, notre expérience est limitée, réduite à quelques paramètres… Les gens qui ne lisent pas sont des gens qui ont une très pauvre connaissance de l’humain. L’illettrisme est un vrai problème pour celui qui le vit et qui est un vrai handicapé dans la société. Votre question me fait penser à Cécile Ladjali qui a écrit un poème dans ce recueil et qui vient de publier un roman intitulé Illettré. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas à propos de son roman, ce papier que vous avez lu.
Ah non, je ne l’ai pas vu, c’était juste les gros titres ce jour-là qui m’avaient interpellé. En tous les cas j’ai vraiment apprécié tous les textes des auteurs de ce Dictionnaire, je ne vais pas tous les citer, mais j’ai bien sûr trouvé les vôtres très intéressants, et celui de Pia Petersen et son "selfie littéraire" très original… et donc pour finir, je vais vous livrer à mon tour le mot manquant que je vous avais promis au début de cette interview.
Par rapport à ce que j'ai lu dans les médias, j’ai remarqué que dans le monde de l’entreprise en général, qu’il y avait de plus en plus de personnes qui se permettaient de faire des choses assez violentes, pas physiquement, mais dans leurs façons d’être et de se comporter avec les autres. J'ai donc cheché un mot qui pouvait désigner ces personnes, et j’ai eu l’idée de les comparer avec ceux que l’on voit sur les routes et qu’on qualifie de "chauffards". C’est-à-dire les conducteurs qui franchissent volontairement une ligne jaune, un stop, qui effectuent un dépassement dangereux ou qui passent au feu rouge en toute impunité. Ce sont ces gens-là que l’on retrouve dans l’entreprise, principalement des managers, et qui eux aussi n’auront droit à aucune remarque ou rappel à l’ordre en fonction de leurs excès comportementaux, et qui mettent aussi en danger autrui. Je voulais donc associer les mots chauffard, franchissement lié à celui de la ligne jaune, et entreprise. Ce mot manquant est donc "franchiffard". (ci-dessous le triangle lexical du mot manquant s'inspirant de ceux du dictionnaire,ndlr)
Je vois… Mais pourquoi ne les appelleriez-vous pas "franchissard" ?
Pourquoi pas en effet, mais je faisais le lien avec la syllabe « ffard » de chauffard !
Oui mais "franchiffard", on ne comprend pas très bien, alors que "franchissard" c’est celui qui franchit, on comprend mieux, alors que "franchiffard" on dirait le nom d’un gâteau ! (rires)
Oui… (rires) Un franchiffard à la crème !
Ah oui ! Donnez-moi un franchiffard à la crème de noisettes ! Non, "franchissard", c’est mieux !
Vous avez raison ! Alors je peux utiliser ce mot ?
Oui, c’est bien !
Je ne sais pas si vous aussi vous avez eu à croiser des "franchissards" ?
On est tout le temps confronté à ce genre de personnes, c’est vrai je vois très bien ce que vous voulez dire… Bien sûr, c’est une forme de violence dans les relations avec les autres qu’on a tous rencontrée.
Cela n’arrive pas qu’une fois, et cela devient de plus en plus fréquent !
Vous pensez que c’est une violence qui a augmenté ?
Oui, et qui n’existait pas il y a des années… Est-ce dû à la pression liée aux difficultés économiques ? Je ne sais pas…
Je crois qu’il existe une nouvelle forme de management qui favorise la compétition à outrance…
Voilà, c’est l’individualisme qui prime !
C’est une réalité de l’entreprise nouvelle je crois, une violence du Management qui induit ensuite la violence à tous les niveaux de la chaîne du travail. Quand j’étais jeune – parce que je l’ai été après tout –, quand j’étais jeune on commençait à dire : vous savez, dans les décennies à venir les gens changeront trois ou quatre fois de métier et un nombre de fois incalculable d’entreprise. Mon grand-père a travaillé dans la même entreprise toute sa vie ! Mais forcément, ce turn-over fait qu’on respecte moins celui qui travaille. Avant, la place qu’on occupait dans une entreprise était presque une seconde nature, une définition de son identité, et on respectait plus ce qu’il savait faire. Mais aujourd’hui ça tourne, les gens sont devenus complètement interchangeables.
Le zapping est aussi présent dans le monde du travail…
Oui, et d’après ce que j’entends et ce que je lis dans la presse, il y a une dureté du Management qui doit se répercuter sur les rapports des gens entre eux. Quand on est très maltraité par la direction, cela crée une culture d’entreprise dans laquelle la violence est normale…
Oui, mais la tendance est que les gens ne travaillent plus pour leur société, mais pour leur petit confort personnel. Du coup il y a sans cesse des plaques tectoniques qui agissent de tous les côtés, chacun tire sans arrêt dans le sens contraire, et on laisse faire…
Ce n’est pas qu’on laisse faire, on lui dit c’est la jungle ! Tu n’es qu’un pion et on va t’exploiter… Ce n’est pas parce que les gens sont individualistes, mais c’est parce qu’on les dévalorise dans leur fonction, on leur signifie qu’ils ne sont rien, donc…
Je vous donne une idée ! Vous devriez écrire un roman sur le monde du travail !
Ce n’est pas trop ma veine le social… Mais bien sûr, il y a de quoi faire. C’est un monde d’une violence inouïe, et pourtant l’entreprise est le lieu où les gens passent plus de huit heures de leur temps éveillé, et parfois c’est un enfer…
« J’ai l’esprit assez réflexif, ce qui me donne une allure de philosophe,
mais je ne le suis pas ».
Alors là je change de sujet, je crois que vos romans n’ont jamais été adaptés au cinéma ou au théâtre ?
Non hélas ! Cela m’aurait rapporté beaucoup d’argent ! Au théâtre, il y a deux femmes, une Belge et une Française, qui vont mettre en scène des pièces à partir de mon essai Le sentiment d’imposture et qui m’ont demandé de les conseiller, car le sujet donne visiblement des idées aux gens de théâtre… mais sinon ce que j’écris est très littéraire, et ce n’est pas facile de le convertir dans un autre art.
Fabrice Lucchini, il y va dans le littéraire !
Oui, mais lui, il lit des textes.
Yasmina Reza est souvent jouée au théâtre…
Oui, elle a écrit de bonnes pièces. Disons que ma double compétence, c’est plutôt entre les genres littéraires, romans et essais, ce qui est plutôt rare parmi les écrivains contemporains qui font souvent l’un ou l’autre.
En vous écoutant, j’ai vraiment l’impression que vous êtes aussi philosophe ?
Oui je sais, on croit toujours ça… C’est une illusion !
On dit ça parce que vous vous intéressez à l’humain…
Oui, sans doute. Je viens d’écrire l’argumentaire pour mon prochain essai qui va sortir en janvier, une réflexion sur l’émerveillement, et j’y note que ce livre a pour vocation de réfléchir sur ce qu’est une vie bonne. En ce sens cela à voir avec la philosophie, mais au sens large du XVIIIe siècle. Je ne suis pas une philosophe professionnelle, je suis une pure littéraire, mais qui réfléchit aux conditions d’une vie bonne, à ce que c’est qu’un être humain, et puis j’ai l’esprit assez réflexif, ce qui me donne une allure de philosophe, mais je ne le suis pas.
Bien… merci pour cette interview.
Je vous en prie.
Propos receuillis le 14/09/16
Et pour aller plus loin :
Une interview de Belinda Cannone à propos de son livre "Le sentiment d'imposture"
Un livre, un jour – "Le sentiment d'imposture" de Belinda Cannone – 14.04.05 – INA
Marc / Humanvibes